Le début de ma vie au bord du Lot, au port de la Madeleine
Je vais essayer de vous brosser en quelques lignes un tableau de ce que fut mon début de vie au port de la Madeleine en bordure du Lot dans les années cinquante et cela, même si vous n’en avez rien à faire ! Cela n’a rien à voir avec la Madeleine de Proust pour vous aiguiller, ainsi nous gagnerons du temps ! Pour ceux qui par hasard ne me lisent pas et qui tombent sur ces lignes, guidés par je ne sais quel instinct, je vais vous résumer l’histoire de ce lieu qui, comme l’écriture qu’enfante mon crayon, ne paie pas de mine, mais qui, par magie, sait dévoiler son âme à celui qui tente de s’y intéresser. Le port fluvial a en effet été le témoin privilégié de nombreux passages depuis l’Antiquité. Des Romains au temps de la Guerre des Gaules jusqu’à moi, l’eau pourrait nous chanter tout ce que son miroir a pu absorber puis refléter pendant ces longs siècles. C’est pour vous éviter une démarche compliquée vers cet élément limpide qui n’aura pas forcément envie de vous livrer ses secrets que je vais, en bon riverain qui se respecte, vous rapporter ces mots.
La voie romaine débouchait au pied du débarcadère, ce fut donc un passage obligé pour tous les illustres personnages qui voyageaient et, contrairement à ce que l’on pense, nos aïeux passaient beaucoup de temps sur les chemins caillouteux de France et de Navarre.
Cela me conduit inévitablement à commencer par le premier que relatent les livres d’histoire en pays d’Olt. Je veux parler du célèbre et futur Henry IV, roi de Navarre. Nous étions-vous n’allez pas me croire- en période agitée et notre bon roi Henri ne traîna pas longtemps dans les parages. On raconte cependant qu’il s’arrêta un moment au passage pour se reposer et sûrement pour déguster une bonne poule au pot. Cette dernière précision, vous la devez à votre serviteur qui, par moments, a un peu d’imagination. Puis, par ordre chronologique, ce fut au tour de Louis XI qui avait entendu parler des fameux miracles de Rocamadour. L’histoire ne nous dit pas si, face à sa majesté, la Vierge noire a exaucé ses demandes ce jour-là. Pour les plus férus qui souhaitent approfondir ce pèlerinage royal, je donnerai des renseignements plus précis sur cette journée exceptionnelle.
Ce fut ensuite le tour de Louis XIII en compagnie de Richelieu. Les notables de la région s’en furent l’accueillir, rapporte le responsable de la Dépêche du midi de l’époque, au port de la Madeleine. C’est là que les discours de bienvenue furent prononcés, il ne fallait pas froisser les clans. Religieux et bourgeois du pays étaient tous là, vous vous en doutez ! L’un d’entre eux, un nommé Paillasse, remarqua que Richelieu lorgnait longuement en direction de la place forte d’Uxellodunum. Dès lors, la décision de désarmer la place fut prise ! Les pauvres habitants de Capdenac-le-Haut ont dû obstruer la fontaine de Jules César. Une brave centenaire, au début des années soixante, nous disait : "Le Roi a dormi chez vous". Même si je n’ai pu, malgré mes recherches, confirmer ses dires, il plane quand même une certaine certitude à ce sujet. Son départ du port fut un triomphe : une double haie d’honneur jusqu’à Figeac était présente, avec des «Vive le Roi » retentissants qui gravèrent de leur empreinte les roches les plus dures du Quercy.
Mais je m’égare. Revenons au vingtième siècle, au début des années cinquante, retrouver le port à peu près tel que nous le connaissons aujourd’hui.
Je suis le quatrième enfant de la famille, un robuste. Nous sommes en 1958, j’ai six ans, je vis avec mes pauvres parents et mes trois frères dans une annexe de la bâtisse principale datant du 15 août 1668, sobre. Il s’agit de l’ancienne écurie du relais des diligences, elle a été transformée sommairement et elle est composée de deux chambres et d’une cuisine. Nous dormons à quatre dans le même lit ! Eh oui, il faut savoir partager savamment l’étroitesse du lieu et ma foi, en période hivernale, une agréable chaleur humaine est toujours appréciable! Nous disposons, pour vous dire que nous ne sommes quand même pas en situation de pauvreté extrême, du chauffage central. Il s’agit d’un vieux poêle à bois placé au centre de la maison! L’eau abondante, nous allons la chercher au puits dans un seau de dix litres, je me souviens de sa chaîne qui se déroulait rapidement durant sa descente, la remontée à la manivelle était beaucoup plus laborieuse ! Dix litres du précieux liquide à tout faire qui, au bout de mes minces phalanges, déséquilibraient l’ensemble de mon corps surtout quand, au dernier instant, il fallait hisser l’ensemble hors de la cavité sombre à l’écho lugubre.
Bien plus tard, vers la fin des années soixante, nous nous sommes raccordés au réseau communal bien plus pratique, pour faire comme tout le monde. Ce grand pas vers la modernité nous a conduits inévitablement vers l’eau paiera ! Les commodités se trouvaient au coin de la basse-cour. près de la fosse à purin derrière la grange. Une porte en bois ajourée nous protégeait des regards indiscrets, quelques pages de vieux journaux bien utiles étaient accrochées là en permanence, elles nous permettaient d’avoir accès aux anciennes nouvelles. En période hivernale, le froid saisissait mes tendres fesses ; l’été, une multitude de mouches voletaient autour du trou béant aux effluves très caractéristiques, et parfois l’une d’entre elles s’aventurait au point d’explorer ma plus tendre intimité en me chatouillant ! À portée de main se trouvait le gros bâton à fureter. J’adorais engager cet objet sanitaire dans le cavité qui, au bout d’un moment, se retrouvait obstruée par les excréments mélangés aux feuilles lettrées en décomposition. J’enfonçais alors, à plusieurs reprises, le gros manche dans des ploufs et des plafs irrésistibles ! Comme par miracle, le magma allait se loger dans l’abysse à lisier, libérant pour un long moment l’endroit béni dédié au grand soulagement.
Ma mère, en grande courageuse, n’hésitait pas à braver toutes les conditions climatiques : une fois par semaine, munie de sa planche en bois inclinée, elle lavait le linge et, grâce à un bloc de savon de Marseille, nantie de gestes ancestraux calculés, savonnait puis frottait nos précieux vêtements, les frappait en cadence pour enfin les rincer avant des les essorer. Une brouette en bois bien pratique attendait patiemment le précieux chargement. Suis-je l’inventeur de la multi-traction ?
La remontée n’était pas des plus aisées, même si, avec le temps, une trace indiquait la voie à suivre absolument. Je me souviens de l’avoir aidée en me mettant derrière elle et en la poussant avec toute la force de ma faiblesse !
Ma grand-mère paternelle habitait la maison de maître attenante à la nôtre, c’était la patronne des lieux, elle savait nous le faire comprendre. Elle était cependant gentille avec nous tout en jonglant avec son caractère étrangement espiègle. Une grande cheminée trônait à ses pieds, deux tisons de bois qui se touchaient à peine lui permettaient de se chauffer, une grande marmite contenant de la soupe était continuellement accrochée sur l’âtre flamboyant!...et elle jetait de temps en temps à l’intérieur de cette réserve parfumée tout ce qui lui tombait sous la main ! C’était une rude à cuire, comme on n’en voit plus, ou peu, de nos jours. Elle passa le terrible mois de février 1956 où les températures oscillèrent entre moins quinze et moins vingt-six degrés toute la lune, la porte de sa cuisine grande ouverte bloquée par un gros caillou. Elle avait trouvé ce moyen ingénieux pour éviter que la fumée n’envahisse la pièce. La nuit venue, elle montait à l’étage où elle avait sa chambre, munie d’un galet de la rivière qui s’était réchauffé lentement sous la rare cendre, en effet pour éviter la surconsommation de bois en dehors de la cuisson. Elle avait une technique infaillible ! L’astuce tenait dans l’ art de positionner les bûches qui, tête à tête, se touchaient à peine !
Mais elle aussi fut victime du progrès qui commençait à germer dans nos campagnes avec l’arrivée du gaz au début des années soixante. Elle me lança :"Tu vois comme c’est pratique le gaz, Maurice, une allumette et hop, c’est de suite chaud, et surtout la nourriture n’a plus goût à fumée !".Je me souviens de l’avoir souvent entendue dire en patois : « Ce soir j’ai trois plats au dîner, la soupe, chabrot et au lit ». Elle était néanmoins une grande cuisinière, elle avait à son actif plusieurs années de restaurant, une toute petite affaire à l’entrée du pont nommée aujourd’hui Belle Rive. Eh oui, il faut souvent, vous le savez, commencer avec peu de moyens.
Mon grand-père était pêcheur d’eau douce professionnel, il louait une concession entre les deux chaussées du Lot construites pour le rendre navigable. Il allait vendre sa pêche à Figeac où les restaurateurs lui faisaient bon accueil !…Perches, tanches, cabots, anguilles, carpes, gardons et autres remplissaient sa charrette. Marceline au restaurant les préparait et le client se faisait souvent rouler dans la farine, comme le poisson que leur servait cet espiègle personnage ! « Elle est excellente votre truite, madame ! » En réalité, il dégustait sans le savoir un bon cabot fraîchement pêché ! C’était la maîtresse de la basse-cour, elle seule s’arrogeait le droit de gérer la volaille de la ferme ! Elle nous conviait à un bon repas à condition qu’on lui capture l’animal désigné par son doigt. Inutile de vous dire que la bête n’avait aucune possibilité de nous échapper, le ventre creux favorise l’agilité ! La volaille aussitôt attrapée, elle la saignait en nous demandant de la tenir par les pattes, et on voyait la victime se vider de son sang dans une lente agonie. Sang qui était récupéré dans une assiette creuse où un savant mélange de persil et d’ail entre autres allait permettre de concocter une excellente sanguette dont elle avait le secret ! L’eau bouillante était déjà prête, elle plongeait alors la défunte bestiole à l’intérieur du récipient fumant et commençait à la plumer. Une petite demi-heure après s’épanouissaient des parfums aux effluves divines, à faire frissonner les narines les plus délicates, et qui exaltaient mes sens conquis pour toujours !
Savait-elle lire ?…De toute évidence, pour moi, elle faisait semblant ! Elle marmonnait en remuant la tête de droite à gauche, sans jamais prendre le journal à l’envers. Cependant , il y avait déjà quelques images ! Née en 1888, elle n’était, je suppose, pas allée à l’école. Les enfants des fermes et les filles en particulier avaient des occupations bien plus importantes aux yeux de leurs parents car le travail autour de la ferme primait avant tout, ce n’était pas le moment de s’asseoir sur un banc face à un tableau noir ! Cela ne l’empêchait pas d’avoir l’intelligence vive, elle se moquait ouvertement de ma grand-mère maternelle en l’imitant dans sa gestuelle, et sa répartie était très aiguisée. Le frère de mon père, professeur, fut le meilleur élève du lycée Champollion. Les parents de ma mère logeaient dans la maison du mendiant. Inutile de vous dire que le confort était cruellement absent. Leurs toilettes se trouvaient au-dessus de la rivière, une construction digne d’un poilu de la première guerre. Ils nourrissaient ainsi la faune et la flore environnantes ! Mais peu importait, ils étaient près de leur fille, la misère les avait accompagnés toute leur triste vie. On s’habitue à tout, n’est-ce pas ? Mon grand-père légionnaire nous racontait ce que fut pour lui et ses camarades le calvaire de la guerre 14 -18. Nous avions d’ailleurs souvent droit aux mêmes épisodes, mais qu’importe, nous buvions ses paroles, et à six ans les horreurs qui succèdent aux horreurs se ressemblent toutes.
La pauvreté nous entourait, il faut bien le reconnaître, cependant on ne pouvait pas dire que l’on était parmi les plus malheureux du pays. De temps en temps les journaliers passaient nous voir et, pour un maigre repas ou un morceau de pain, nous aidaient au travail de la ferme toute la journée. Ma mère avait le cœur sur la main : un jour elle a préparé une couche de fortune mais confortable pour Carnus, le miséreux qui dormait habituellement sur une paillasse. Il avait deux phrases fétiches dites en patois:
« Aquò rai çò qui mingi tot que hèi vente ».
Peu importe ce que l’on mange!....Tout fait ventre !
Ou« Que mingi quan n'i a, quan n'i a pas, be me'n passi ! » Je mange quand il y en a, quand il n’y en a pas, je m’en passe !
Pour moi ces deux phrases m’ont aidé à avancer dans mon existence chaotique.
Le lendemain ma mère lui demande : -Vous avez bien dormi, Carnus ?
Traduit du patois… - Com un président ! Comme un président!