La belote de l'enfer
(Nouvelle)
(Nouvelle)
Nous avions décidé, en cette fin de printemps, d'aller visiter les vestiges du temps.
Là où nos aînés ont versé leur sang.
Nous avons donc pris la direction de Verdun.
On ne s'en souvient pas pourquoi, sur notre route, notre voiture s'est arrêtée à l'entrée d'un petit sous-bois.
Souhaitait-elle se reposer ?
Souhaitions-nous nous restaurer ?
Toujours est-il que nous nous sommes engagés sur le sentier.
Au bout, il y avait un parking de gazon aménagé.
Les rayons du jeune soleil d'avril essayaient de traverser une canopée déjà bien fournie, ce qui assombrissait le lieu.
À deux cents mètres, les ruines d'une petite chapelle s'y dressaient.
Intrigués, nous nous sommes dirigés vers cet endroit.
Autour, quelques rares tombes abandonnées, oubliées par l'infortune au fil des années, avaient les pieds noyés dans la vase et les dalles chavirées telles des épaves.
Un grand panneau nous informait que nous étions sur le site d'un village détruit de quelques centaines d'habitants.
Il nous résumait son histoire d'antan, ses derniers jours avant la der des ders.
Puis, nous avons emprunté un large chemin d'herbes, légèrement en pente.
Sur un petit panneau on pouvait y lire : "Rue de l'Église".
À gauche et à droite on y voyait de nombreuses petites mottes recouvertes d'une grasse mousse verte, qui parfois étaient déchirées par l'angle d'une pierre noircie.
De vieilles souches d'arbres, éclatées au bord d'un trou, rappelaient la chute de l'obus.
À mi-chemin, un autre petit panneau nous arrêta. "École communale" !
Martine s'engagea dans les ruines de la cour.
Elle est institutrice et cela la bouleverse.
Moi, j'étais posté à l'entrée de l'antique portique métallique, le pied reposant sur la pierre d'un linteau.
C'est alors que le vent se leva.
D'une main légère il caressa le buisson solitaire.
Un bourdonnement de plus en plus précis se fit entendre.
Oui, oui, c'est bien cela !
Ce sont bien les cris joyeux des enfants d'antan que l'on entend.
C'est alors que les nuages se mirent à danser, le soleil devint éclatant et le ciel jaune.
Soudain, le klaxon fatigué de la Torpédo du docteur Louis me fit sursauter.
J'eu juste le temps de m'écarter.
De sa main droite, il me salua.
À l'angle de l'école, un char à bancs surgit.
C'est le vieux Robert qui se rend au bistro, chez la belle Jeannette, la Madelon du coin.
Dans la cour, les enfants sont en récréation.
A gauche l'école des garçons, à droite celle des filles.
Charles, l'instituteur, surveille de son regard inquisiteur la dizaine de galopins en culottes courtes et aux genoux écorchés qui chahutent.
Il est plus attentif envers ce grand benêt de Jules, toujours enclin à commettre la moindre bêtise.
Charles est fier de faire ce beau et noble métier d'instituteur.
Il fait partie des notables du village et participe énormément à la vie communale.
Par-dessus ses lorgnons, ses yeux myopes et timides s'évadent souvent en direction de l'adorable Aurore, sa collègue en charge de la classe des filles.
IL en est secrètement amoureux.
Mais c'est un secret découvert.
En effet, ses élèves se sont bien rendu compte de son manège.
Ils n'hésitent pas, avec la perfidie de leur âge, à le lui rappeler.
Je fus bousculé par une tape amicale en partie haute de mon dos.
C'est Jean, le fils du Robert, accompagné par Raymond le clerc de notaire, qui d'un grand sourire m'interpelle joyeusement.
"Eh bien, Loïc, que fais-tu là, tu regardes notre belle institutrice. En pincerais-tu pour elle ?
"Fais attention c'est chasse gardée ! Et je te rappelle que tu es marié. Elle n'est pas avec toi ta bourgeoise ?"
Je balbutiai quelques mots inaudibles.
Puis le Jean me fit.
-"Tu viens nous retrouver, tantôt, à l'apéro, chez Jeannette, on va y faire une petite belote."
-"Oui, oui répondis-je."
Je recherchais du regard ma Martine.
Elle sort juste de chez l'épicier.
Elle traverse la rue en ma direction.
Elle a une magnifique coiffure relevée, le tout surmonté d'un beau petit chapeau à la mode qui lui va si bien.
Elle manipule avec grâce et dextérité une petite ombrelle de dentelle.
Elle s'approche, me sourit et me dit :
"Oh, Loïc, tu dors ou quoi ? Dis-moi, Loïc, tu peux me prendre en photo dans les ruines de l'école".
Je me réveille, le ciel s'est assombri.
De sombres nuages déchirent le ciel et semblent annonciateurs d'un précoce orage.
Machinalement je sors du revers de ma veste un téléphone mobile noir, ultra-plat aux innombrables fonctions, qui m'apparaît tout d'un coup bien futuriste et futile...
Au loin l'orage gronde.
Mon rêve semble pourtant se poursuivre.
Je suis transbordé dans le temps.
Le visage du Jean, son sourire moqueur, c'est sûr, je le connais !
Ah oui, bien sur, c'est mon ami d'enfance !
Depuis tout petit nous nous suivons sur les bancs de l'école communale.
Nous avons, ensemble passé notre certificat d'études et fait notre service militaire dans la même caserne à Versailles, située à deux pas du château.
Lui, a préféré aider son père à la ferme, et pour ma part j'ai continué mes études à Nancy.
La pluie tombe en de violentes averses.
Je suis fatigué, je tremble, j'ai peur.
Durant des heures on a vécu l'horreur.
Jusqu'aux os, le froid me transperce.
Qu'est-ce qu'ils nous ont mis les "Feldgrau" avec leur artillerie.
Ce fut une véritable boucherie.
Mais on a tenu bon, on s'est relevé,
et toute la nuit, nos fusils ont crépité.
Mes mains sont emmitouflées dans des mitaines de laine.
Elles serrent fortement mon lebel.
Sur ma baïonnette coule le sang de la haine.
Je suis déboussolé, tout me semble irrationnel.
J'ai les brodequins enfoncés dans la boue.
Depuis l'aube, nous sommes dans ce trou.
J'ai le dos et le cul trempés, de terre je suis couvert.
Face à moi, Jean est là, les yeux grands ouverts.
Il ne bouge pas, son casque est déchiqueté de part en part.
Il ne lui aura servi d'aucun rempart.
Comme à son habitude, il me sourit.
Il semble serein et épanoui.
Nous partageons ce funeste abri,
avec les corps sans vie de deux casques à pointe.
L'un gît à mes côtés, les mains jointes,
l'œil énucléé et la bouche grande ouverte.
Déjà, il reçoit la visite de grosses mouches vertes,
nouvelles locataires qui profitent de l'ouverture
en quête de nourriture.
L'autre, est aux pieds de Jean,
la face plantée dans le fond résiduel d'eau de la cuvette,
les bottes dressées au ciel telles des girouettes.
Au loin, j'entends le bruit de la canonnade.
V'là qu'ils remettent cela ! Les cons !
Tout autour de la position explosent des grenades.
Je me blottis dans la boue comme dans un cocon.
Des obus sifflent, je suis pris de convulsions.
Je panique, je flanche, pisse et perd raison.
Je ne tiens plus dans cette tombe exigüe.
Soudain, un sifflement plus aigüe.
Merde ! Celui-là, c'est pour ma pomme !
Son violent souffle m'assomme.
Ah ! Ma tête !
Une grosse claque !
Un coup de matraque !
Que j'ai mal !
Je n'ai plus froid... je me réveille.
Oh ! Que rien n'est pareil
Je me sens bien !
Jean me regarde, me dit en ricanant :
"Ah ! Mon pauvre, si tu voyais ta tête !"
A la vue de la sienne, je le trouve bien arrogant.
Il sort un paquet de brunes du revers de sa veste.
Il en prend une, et tranquillement allume la cigarette.
Il se débarrasse du reste de son casque et de sa capote.
De sa chemise il en sort un jeu de cartes.
"Allez mon gars, on fait une belote !"
Les deux salauds de Boches se joignent à la partie.
L'un me tend une bouteille de schnaps. Ouah, ça déménage !
Dans mes intestins, ouverts au vent, c'est le remue-ménage.
Alors, avec cet improbable camarade,
débute une franche rigolade.
Jean, pour sa part, partage avec l'autre une piquette de Provence.
La partie commence !
Du haut du cratère, un jeune lieutenant de l'armée Française et deux brancardiers contemplent la scène.
"Pour eux, c'est fichu !"
Martine me prit par le bras.
Elle avait fermé son ombrelle et s'en servait, maintenant avec légèreté comme d'une canne.
Nous nous engageons à droite de l'école, vers la mairie, puis avançons le long de la "Grand'rue".
Sur la droite, les portes de la Forges étaient grandes ouvertes.
De là s'échappait une odeur familière d'un journal brûlé, mélangé au charbon ardent.
Le forgeron, en "Marcel", transpirait.
Ses muscles luisants du haut de son bras bouleverseraient les émotions féminines.
Tel un métronome, il martelait alternativement le métal rougi et l'enclume.
Un coup pour l'enclume, deux coups sur le fer.
Deux coups pour l'enclume, un coup sur le fer.
- "Allez venez prendre un verre, profitez de la terrasse en cette belle journée !"
C'est encore Jean qui nous appelle.
J'aime bien ce gars, boute-en-train, sympathique et éternellement joyeux.
Ma Martine et moi prenons place à sa table.
Aux côtés de Jean, Le Raymond, son souffre-douleur.
Il m'amuse ce gros clerc. Toujours fourré aux Basques de son bourreau.
M'enfin, c'est ainsi.
Martine commande une limonade et moi un pastis.
La belle Jeannette au décolleté profond, à faire perdre raison au plus prude des hommes, vint nous servir.
A la table voisine, le curé au nez rouge comme le vin de son verre discute ardemment avec Monsieur le Maire, pharmacien de son état.
Il aime cela, le vin, n'tre curé.
Comme il le dit, il n'y à point pêché d'aimer les bonnes choses.
Il est gouailleur et bon vivant.
Mais que m'arrive-t-il ?
Je suis déboussolé !
Je perds toutes notions, suis-je en train de perdre raison ? M'enfin, je suis transposé.
Je suis trempé, cette pluie froide me saisit jusqu'aux os.
Je suis là, face aux ruines de la taverne de Jeannette.
J'entends le tocsin qui s'étouffe !
Les visages de Jean, du curé et du clerc s'effacent lentement, doucement.
Machinalement, je lève ma main, salue l'assemblée qui s'évanouit dans le temps.
Sur ma tête j'y place ma casquette.
Un peu plus haut, Martine me regarde.
Incrédule elle m'interroge.
- "Qui salues-tu ainsi ?"
- "Oh ! rien ! Je ne sais pas ! Lui fis-je, incapable de lui raconter mon songe.
- "Mais ? Ça va ? me demande-t-elle.
- "Oui, oui très bien, lui répondis-je, ce lieu est fantastique".
- "C'est prenant, me fit elle d'un air grave.
Je savais bien qu'elle pensait à la petite école détruite.
Nous avons repris notre route.
Un bref instant, en portant le regard vers le rétroviseur intérieur, j'eus l'impression d'apercevoir la furtive silhouette de Jean qui regardait notre véhicule" s'éloigner.
Loïc. ROUSSELOT
Dernière édition: