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Les pensées célèbres, celles de la Vagabonde de la Poésie, les pensées Momoriciennes et les vôtres si le coeur vous en dit

Récit 8

Nos cousins, les gitans Mathurin, la nuit où ma grand-mère appelle au secours

Je devais absolument conclure le chapitre sur la vie au port de la Madeleine en vous parlant des pauvres parmi les pauvres, les gitans. Indigents certes, mais malins! Nous redoutions leur arrivée, ils avaient pour habitude d’aménager leur campement non loin de la barrière de la Madeleine dans une petite parcelle aride non exploitée. Ils positionnaient les roulottes en cercle à la manière des cowboys dans les westerns américains. Cette méthode bien rodée leur permettait de s’abriter des regards indiscrets mais aussi du vent et du froid. Ils attachaient les chevaux à l’aide d’une longe à un piquet en bordure des fossés pour qu’ils profitent gratuitement de l’herbe tendre et abondante.

Les Mathurin vivaient essentiellement de braconnage, ils excellaient dans beaucoup de domaines comme la pêche et la chasse. Ils glanaient toutes sortes de tubercules et fruits généreusement offerts par la nature, et accessoirement, ceux adroitement semés par la main de braves paysans. Ils confectionnaient avec adresse des paniers en osier qu’ils essayaient de fourguer aux habitants de la région. Ils possédaient ancestralement l’art du rempaillage des chaises et des fauteuils. Ma mère accueillait tout le monde, les nécessiteux de tous bords étaient les bienvenus, cependant elle éprouvait une certaine crainte à ouvrir sa porte aux manouches qui avaient une réputation de voleurs bien affirmée! Ils arrivaient souvent les mains vides et repartaient les mains pleines, en nous gratifiant de quelques bestioles qui se baladaient sur nos têtes. On se serait bien passé de cette offrande mais comment éviter ce présent quand on a un cœur charitable ? En tout état de cause, il était préférable de ne pas trop quitter la ferme avant qu’ils ne lèvent définitivement le camp. Décision qu’ils n’envisageaient que lorsqu’ils avaient bien ratissé le coin! Tous les prétextes et ruses pour approcher les habitations, ils les possédaient. Pour cela ils avaient, il faut bien le reconnaître, une imagination sans limite à faire pâlir de jalousie les plus fins stratèges !
Les femmes partaient dans toutes les directions de la commune avec quelques paniers tressés à vendre, suivies par une ribambelle d’enfants en guenilles qui n’étaient jamais scolarisés. Quand on naissait bohémien à cette rude époque, on avait un cursus à suivre et on n’y dérogeait pas! Ces dames écumaient le secteur méthodiquement, leurs bambins les suivaient pour faire diversion ! Je me souviens du jour où une de ces créatures en haillons est arrivée en titubant à notre porte. Le soleil d’août avait sûrement permis une deuxième fermentation du jus de raisin alcoolisé qu’elle avait absorbé goulûment pour étancher une soif infinie! Elle s’adressa à ma mère : « Je suis complètement déshydratée avec cette chaleur ! ». Suite à ces mots savants révélant une grande urgence, un verre d’eau lui a été immédiatement tendu!Dans la seconde qui a suivi, ma mère a reçu son contenu en pleine figure ! Elle balbutia ensuite cette phrase qui résonne encore en moi : « Je n’aime pas l’eau, je veux du vin et vite ! ». Mon père, qui était par chance dans les parages, a réagi spontanément, il faut dire que le choc thermique avait été violent et que ma pauvre maman n’avait pas pu s’empêcher de crier ! Le maître du port a raccompagné énergiquement l’insolente ! La descente des escaliers a été une des plus rapides que j’ai eu l’occasion d’observer dans ma jeunesse, les dernières marches se sont même dérobées sous ses pieds ! Quelques temps après, elle est revenue sans scrupule en diseuse de bonne aventure, comme quoi l’alcool favorise la voyance. Grâce au ciel, le chef de famille était encore là ! À la phrase : «Je viens vous prédire l’avenir !» Mon père lui a administré un coup de pied dans les fesses en lui disant : « Et ce futur-là, vous l’aviez prévu?». Inutile de vous dire qu’à nouveau et malgré les mots de protestation de la pouilleuse déguisée en Madame Soleil, le départ a été une fois de plus précipité.

Ces nomades avaient des chiens exceptionnels, tout ce qu’il y a de plus bâtard, mais dressés de mains de romanos ! Leur spécialité était axée sur la chasse des animaux de basse-cour.
Notre poulailler, la volière aux faisans et aux pigeons avaient été visités à plusieurs reprises quand l’heure des mesures radicales a enfin sonné. Bien sûr, au début de cette hécatombe, nous avions pensé qu’il s’agissait peut-être d’un renard, mais curieusement, aucun indice ne permettait d’affirmer que ces disparitions puissent être imputées à l’œuvre du rusé! S’il s’était agi de lui, des plumes auraient volé dans tous les sens, et surtout, nous aurions entendu un vacarme bien spécifique à une telle attaque, les poules ayant un caquetage strident dans ce cas précis. Nous disposions de pièges qui allaient nous permettre de capturer le coupable sans tarder, c’est du moins ce que le fin tacticien des lieux pensait, donc nous ne pouvions que le croire! Bien disposés à l’entrée et aux quatre coins de la cour, sans omettre son centre, ils paraissaient une stratégie infaillible, le nuisible ne pourrait pas ignorer les appétissants appâts !

La vie est jonchée d’inattendus. Figurez-vous que ce soir-là, alors que l’endroit s’était drapé d’une nuit sans lune, notre cousin est venu nous présenter sa fiancée. Afin d’ajouter un peu plus de surprise à sa démarche, il a eu l’idée géniale d’emprunter l’entrée des artistes où se trouvait notre dispositif pratiquement infranchissable ! Par miracle, car il faut appeler les choses par leur vrai nom, le couple a évité l’armada de mâchoires à pression. Impressionnant, non? Évidemment, comme on ne peut pas se fier continuellement à la chance, nous leur avons conseillé de prendre l’itinéraire normal lorsqu’ils sont repartis ! Une fois dans mon lit, je me souviens d’avoir eu le sommeil léger, je ne voulais surtout pas manquer ce rendez-vous avec le prédateur amateur de gibier domestique. Aussi j’ai été le premier à entendre des gémissements, il n’y avait plus de doute sur l’efficacité des mâchoires que nous avions tendues, l’homme pouvait y échapper, reconnaissons-le, mais un animal sauvage, non ! C’est dans un élan de satisfaction que je me suis précipité vers la chambre de mes parents pour les prévenir. Mon père a pris instinctivement son fusil, nous avons éclairé l’espace et sous nos yeux nous avons assisté à une scène incroyable. Un chien était capturé près de la volière aux faisans, alors qu’un autre, une proie entre les dents, est passé comme une balle en sortant du poulailler. A cet instant précis, nous avons entendu des sifflets de rappel ! Mon père épaula l’arme à double détente qui libéra ses plombs dans une déflagration assourdissante!
Les gémissements cessèrent et au même moment, au loin, nous avons entendu ces mots de désespoir: « Ils ont tué notre meilleur chien !». Nous avions une fois pour toutes réglé le mystère de la disparition des faisans, des poules et des pigeons!

Quelque temps après cette scène nocturne, un bohémien du campement qui avait pour habitude de surnommer mon père son cousin, sûrement en reconnaissance des nombreuses volailles qu’il avait mangées sans qu’on s’en aperçoive, lui a glissé cette phrase à l’oreille :
- Nous sommes malheureux, nous avons perdu notre meilleur chien !
- Ah bon!… et comment est-ce arrivé ?
- Il a été victime d’un accident de chasse!

Quelques mois plus tard, ma grand-mère maternelle a eu la visite, une après-midi, de vendeurs à domicile à la peau typée. Par politesse elle leur a pris quelques bricoles afin de se débarrasser d’eux au plus vite, tout en ne trouvant pas leur démarche très catholique ! Avant de la quitter, ils lui avaient demandé si les voisins étaient présents.Sans se méfier, elle leur a répondu: «Non, je vis seule ici ». Cette phrase bien entendu a été prononcé sans méfiance pour éviter que nous soyons à notre tour importunés. Dans le courant de la nuit, alors que j’étais ce soir-là avec ma mère et mon frère handicapé, nous avons été réveillés par des cris de frayeur ponctués par des «Au secours !» qui ne faisaient planer aucun doute : mon aïeule se trouvait en grand danger ! Aussitôt nous nous sommes levés pour observer, grâce à une toute petite ouverture, ce qui se passait à l’extérieur. Une faible lueur d’ampoule nous a permis d’apercevoir des formes inquiétantes qui se déplaçaient autour de sa petite maison assiégée! Il y avait urgence! N’écoutant que mon instinct protecteur, je suis sorti de la maison en pyjama avec pour seule arme mes mains. Ainsi j’allais vers l’inconnu, en me rendant bien compte du haut de mes dix ans que je m’exposais sans défense à une situation très dangereuse ! J’ai contourné la bâtisse et ne voyant personne dans l’obscurité, je me suis avancé vers la sablière, avant d’avoir la première véritable frayeur de ma jeune existence. J’ai été victime d’une volée de pierres qui ne m’atteignirent pas, fort heureusement. J’ai couru et j’ai croisé ma mère qui se trouvait à une cinquantaine de mètres derrière moi :
- Que fais-tu ? , me lança-t-elle, alors que je remontais les escaliers de la maison à toute vitesse.
- Attends-moi, rassure mémé, cache-toi, je reviens !

Je suis rentré dans la chambre de mes parents où se trouvait le fusil qui devait nous sauver, dans la cartouchière j’ai pris trois chevrotines, j’en ai glissé deux dans le fût afin d’armer les détentes. Aussi rapidement que mes jambes pouvaient le faire, je me suis à nouveau dirigé vers les assaillants nocturnes. Ma mère, surprise de me voir revenir armé jusqu’aux dents, ne m’a pas freiné dans mon élan et a juste eu le temps de me lancer au passage cette recommandation : « Sois prudent, Maurice, fais attention à toi! » J’avais à peine fait cinquante mètres quand, à nouveau, des pierres fusèrent autour de moi et là, sans hésiter, j’ai épaulé l’arme comme mon créateur m’avait appris à le faire, et j’ai fait feu à deux reprises dans la direction des bandits qui, dans un repli brutal, ont fui en criant « Vite, à la voiture!» Je n’avais plus qu’une cartouche pour défendre ma position ! Aujourd’hui, lorsque je me remémore cette terrible situation, je me dis : « Pourquoi n’as-tu pas pris la ceinture à cartouches ?» En effet je n’avais plus qu’une balle pour repousser les éventuelles attaques! Peu de temps après, j’ai entendu un moteur en furie, les phares se sont allumés et j’ai tiré face à l’ennemi. Un bruit de ferraille s’est fait entendre, et après un dérapage violent, le véhicule et ses occupants apeurés ont pris la fuite en abandonnant le combat ! Ma grand-mère et ma mère m’ont fêté en héros. Tôt dans la matinée mon père, qui revenait de son travail de garde-barrière, m’a réveillé pour me féliciter, pour la première fois je pouvais m’identifier à lui! Nous n’avons jamais eu de nouvelles de nos visiteurs ! Nos voisins, réveillés par ce tapage nocturne, nous ont posé la question : « Que s’est-il passé cette nuit chez vous ? » Notre réponse est restée évasive : « Rien de grave, rassurez-vous ! »

Je suis devenu depuis cette nuit là le sauveur de ma grand-mère, la fierté de ma mère et la gloire de mon père! Je me demande sans anxiété aujourd’hui si j’ai blessé un des agresseurs... Je ne le saurai jamais. Ils ne sont pas revenus pour s’en plaindre, et nous n’avons pas eu de leur nouvelle dans les journaux !
 
Je suis un objectif à focale fixe, traité multicouches, il filtre mes aberrations chroniques à effets secondaires chromatiques qui m’en font voir de toutes les couleurs, chaque fois que j’ai un déclic.
 
Récit 9

Les miaous du port de la Madeleine

Avant de clôturer cette petite série sur mes amis à quatre pattes, et parler naturellement des poids lourds de la ferme, je ne pouvais pas écarter de mes récits les animaux sûrement les plus incroyables par leur intelligence. Les petits félins naissaient la plupart du temps sans que l’on puisse les localiser. Les mères, très malines, avaient compris depuis longtemps que la discrétion absolue favorisait la reproduction de l’espèce. Aussi on pouvait difficilement approcher une portée dès sa venue au monde ! La plupart du temps, on apercevait les petites créatures alors qu’elles étaient presque sevrées. Il s’agissait de chats communs du type européen aux qualités très redoutables, vous pouvez me croire, même si je n’ai plus à vous convaincre de ma bonne foi, nous nous connaissons maintenant depuis suffisamment longtemps ! Les rats entre autres, quelle que soit leur taille, se méfiaient d’eux ! Il n’était pas rare que l’on trouve des dépouilles aussi grosses que le prédateur ronronnant qui leur avait donné la mort ! Le silo à grains fournissait aux nombreux rongeurs une abondante nourriture ainsi que les grains de blé stockés dans la maison du mendiant. Les spécimens à très forte corpulence n’étaient donc pas rares ! Les matous régnaient en vrais chasseurs, ils n’étaient pas du style à jouer avec les souris. Combien de fois les ai-je vus littéralement gober leur proie largement enfoncée dans leur gorge! La pauvre victime étouffée remuait désespérément ses petites pattes arrière, un peu comme si elle voulait écourter sa lente agonie !

L’heure de la traite pour les pattes de velours était la bienvenue, une gamelle traînait toujours dans un coin de l’étable, et mon père sacrifiait un peu du précieux liquide blanc contenu dans le seau à traire. Par dizaines, n’écoutant que leur faim, les félins à moitié sauvages se jetaient goulûment sur cet excellent breuvage ! C’est à ce moment précis qu’il n’était pas rare d’apercevoir un rongeur équilibriste en balade sur le rebord supérieur du râtelier! Le faisait-il exprès pour les narguer, je ne le pense pas, la troupe des poilus était bien trop occupée pour l’apercevoir. Nous vivions en compagnie de ces répugnantes bestioles à poil ras sans avoir la possibilité de nous en débarrasser ! Le poison était un danger pour les chats. En effet, ils pouvaient, en consommant leur proie, s’empoisonner et mourir dans d’atroces souffrances. La solution se trouvait donc dans cette proximité, qui crée finalement un équilibre naturel entre la population féline et les nuisibles. Le bord du Lot où nous avions l’habitude de jeter les déchets biologiques était également propice à cette prolifération exponentielle. Parfois, une crue soudaine pouvait éliminer une partie de ces nichées. Mais une montée progressive de la rivière, au contraire, était nocive à nouveau à notre environnement, les rats quittaient alors leur trou et se réfugiaient dans les greniers! Alors que mon frère avait invité pour quelques jours un correspondant, le lendemain matin ma mère, toujours soucieuse du confort des personnes qu’elle recevait, posa cette question : « Vous avez bien dormi ? ». « J’ai mis un moment à trouver le sommeil, j’entendais des pas au plafond ! ».
Sa réponse fut très claire : «Ah ! Je vois, il s’agit des chats qui jouent aux équilibristes sur les poutres la nuit ! ». Je ne sais pas si elle a réussi à le convaincre, mais il ne nous a plus parlé de ce phénomène à la limite du paranormal durant son séjour.

Revenons, si vous le voulez bien, à nos amis les greffiers. Alors qu’une portée venait de naître, une voisine nous a rendu visite et nous a demandé si nous pouvions lui garder un chaton, et presque au même moment, une cousine de Faycelles a formulé la même demande. Évidemment le préposé aux chats du port de la Madeleine était votre écrivaillon ! Cela ne me posait aucun problème. Après quelques échanges avec ma mère, l’affaire était en marche ! Déjà, me direz-vous ! La tâche allait être facile, la mère des petits était ma minette préférée, une magnifique et pure Isabelle à poils longs ! Elle était docile, c’était la seule que l’on autorisait à se promener à l’intérieur de la maison. Chez ma grand-mère Marceline, certains chats osaient parfois s’aventurer, la porte étant toujours ouverte, mais le grand balai en paille se trouvait à portée de sa main, et inutile de vous dire que les allers retours étaient plus que précipités. Une poule osait parfois franchir le seuil, mais il était très rare qu’elle ressorte vivante, donc l’instinct animal de survie primait sur toutes les gourmandises convoitées ! Mon ancêtre, je n’en avais aucun doute à l’époque, était à l’origine de la cocotte minute ! Chez elle, la fameuse dose de rappel n’existait pas ! Pour l’ensemble de la volaille, cette fermière était impitoyable ! J’avais baptisé l’adorable génitrice Zabelou, ce fut le cas pour toutes les Isabelle à poil long que j’ai connues par la suite. À l’exception, après réflexion, d’une qui, je dois vous l’avouer, avait une tête et un corps- jusque là rien d’anormal- mais dont l’anatomie se prolongeait par deux jambes !

Revenons à nos moutons ! Non, que me faites-vous dire ! A nos chatons ! Je dois vous dire qu’à leur vue, sur le coup j’ai été péniblement déçu, la Belle avait enfanté uniquement des petites boules noires ! Quel était donc le chat qui l’avait séduite ? Mais vous l’avez tous entendu une fois : des goûts et des couleurs on ne doit pas discuter! Après cette courte désillusion, j’ai fini par choisir deux bébés au hasard, en espérant qu’ils fassent bien l’affaire. Les semaines se succédèrent assez rapidement, et les deux rejetons passaient presque autant de temps avec moi qu’avec leur mère qui m’en laissait la garde, entre parenthèses, bien volontiers. Sachant que je devrais un jour m’en séparer, je les avais surnommés mes deux petits, semblables à deux agates noires à poils longs, leurs yeux étaient étrangement bleu ciel. L’éducation à la Maurice ne tarda pas à se mettre en place, bien plus originale et rigolote que celle de leur maman, qui ne manquait pas de les remettre à leur place quand ils l’agaçaient en leur assénant un sévère coup de patte ! J’avais décrété qu’ils seraient définitivement sevrés et éduqués à l’âge de quatre mois, et qu’il m’était impossible d’imaginer que je les donnerais à leur futur propriétaire avant cette date limite. Je les autorisais à m’accompagner quand j’allais pêcher sur la rivière, ils ont pris alors rapidement conscience que le lait maternel n’était pas la seule gourmandise qu’ils pouvaient convoiter. Ils profitaient d’une agréable promenade sur mon petit navire tout en dégustant une partie de mes plus petites prises. Leur mère, de son côté, finissait l’apprentissage en leur apportant toutes sortes de bestioles amusantes et remuantes, souvent comestibles. Lorsque nous allions lancer l’épervier à l’étang, la grande armada était alors en déplacement derrière la cheftaine, arborant en guise de drapeau son uniforme à trois couleurs. Il y avait des alevins en prévision à dévorer pour la petite troupe de soldats. Le signal en début de matinée avait été clair. Dans un grand chaudron, nous préparions de quoi appâter la petite surface d’eau que nous appelions le trou du sable où, vers minuit, le filet fermement lancé pour qu’il épouse une forme la plus ronde possible, se refermerait sur la pêche en train d’apprécier notre savant mélange. Il s’agissait d’un cocktail de pomme de terre, blé, maïs, mie de pain, menthe sauvage et d’ingrédients relevant subtilement l’ensemble. Sur le brasier la marmite dégageait des senteurs sauvages qui se répandaient sous la forme de grappe parfumée tout autour de la propriété. Vous pensiez peut-être que j’allais vous donner la recette complète du petit pêcheur d’eau douce, eh bien, non! Vous n’aurez pas son temps de cuisson ! Les félins étaient prévenus, la soirée allait être frugale et mes deux très jeunes amis allaient connaître leur premier festin. Je faisais d’eux ce que je voulais, je les mettais dans une petite bouilloire sans qu’ils bougent, sur mes épaules, mais leur plus grand plaisir, ils le trouvaient en jouant aux funambules sur la bordure à bâbord et à tribord de la barque.

Un jour, et c’est là que je voulais vous embarquer mine de rien, sans vouloir pour autant vous mener en bateau, un jour, disais-je, alors que pour une fois j’avais oublié de les prévenir et que j’étais à une centaine de mètres du rivage, je les ai entendus miauler près du quai avec insistance!
Que faire ? La solution, ils l’ont trouvée eux-mêmes et c’est là que mon histoire prend un petit air pimenté, ou du relief si vous préférez. Voyant que j’étais indifférent à leurs appels désespérés, ils se sont mis à l’eau et m’ont rejoint à la nage! Je n’en revenais pas, j’étais en train d’assister à une scène incroyable. Nous étions à la mi-août, il est vrai, mais quand même le spectacle paraissait irréel, un peu comme les apparitions qui avaient eu lieu ce jour-là partout dans le monde et depuis plusieurs siècles. Les voyant arriver sans encombre, j’ai accueilli ces créatures à la physionomie surprenante de deux avortons mouillés comme des rats ! Ils avaient préféré cette situation peu commune dans le cadre de leur espèce plutôt que de s’ennuyer…comment ?…Je vous laisse réfléchir une seconde !…Eh oui !…Comme des rats morts ! Et deux minets qui se morfondent seuls, croyez-moi, c’est vraiment pathétique à observer! Maintenant, ne m’accusez pas de vous avoir tendu ma canne à pêche pour vous faire comprendre en détail ce que j’ai vécu ce jour-là ! Les nageurs, dans cette traversée stressante, avaient perdu la moitié de leur volume, j’ai salué bien entendu leur initiative héroïque! Nous avons ensuite, comme à notre habitude, taquiné le gardon, le goujon, la perche, ou le soleil.

Il a bien fallu que l’on se sépare, les semaines passent trop vite au gré des uns, trop lentement au gré des autres, mais elles perdent toute consistance lorsqu’on est un petit bonhomme très heureux! Arriva fatalement le jour des grands au revoir et j’ai dû tenir à contrecœur mon engagement. Une boule ronde est partie sur l’autre berge à cent mètres du lieu où elle avait ouvert pour la première fois les yeux. Heureusement j’ai obtenu l’autorisation d’aller lui rendre visite quand je le souhaitais. Quand il m’apercevait, il ne manquait pas l’occasion de venir se frotter en ronronnant contre ma jambe. Il a eu une vie heureuse car très choyé, il est mort à un âge très respectable dans sa dix-septième année. Sa sœur a eu presque le même parcours chez ma cousine de Faycelles, à la différence près que nous l’avons récupérée alors qu’il venait d’avoir seize ans. Elle a fini son existence près de son ami le gentil dresseur et de sa mère à la patte agile, Baronne du port de la Madeleine. Elle nous a quittés à l’âge de dix-huit ans, avant Zabelou que j’ai aperçue très affaiblie pour la dernière fois alors qu’elle allait avoir vingt et un ans. Elle se trouvait dans la grange aux naissances et c’est là que je lui ai fait un dernier câlin. Je pense qu’elle est allée mourir dans un coin de la ferme, je n’ai jamais retrouvé son corps au pelage tricolore.
 
Récit 10

Obélix en terre lotoise


Voici un chien qui marqua de sa forte empreinte ma jeunesse, mon adolescence et une partie de ma vie d’adulte : Obélix ! Ils sont légion les animaux qui m’ont accompagné fidèlement quand, jeune enfant, j’ai commencé à me balader sur les sentiers pierreux de l’existence. Je vais vous parler aujourd’hui de celui qui m’a particulièrement ému par son comportement, mais aussi grâce à l’incroyable parcours qu’il a eu avant de nous quitter. Je l’ai aperçu pour la première fois dans une portée que notre chienne de chasse, Ita, avait eu la délicatesse pour une fois de ne pas nous cacher! J’étais excité à l’idée qu’un de ses rejetons aurait peut-être la chance de connaître les joies de l’existence. Eh oui, chers lecteurs, malgré l’amour que mon père et ma mère portaient aux meilleurs amis de l’homme, nous étions contraints d’opérer une très sévère sélection quand venaient au monde d’adorables créatures !

A l’époque, dans nos campagnes, les pulsions sentimentales passaient après les exigences que nous imposait la rudesse des jours. Un tri sévère s’imposait, rien ne pouvait s’opposer à un destin où les dès avaient été jetés par avance ! J’entends parfois des personnes, ici et là, regretter ces temps reculés, parler même de glorieuses années! Ce type de paroles m’interroge un peu et me mène à cette réflexion : ont-ils vraiment connu la période d’après-guerre dans nos contrées sauvages, que les citadins avaient pour habitude de caricaturer en les qualifiant péjorativement de France profonde? Le mal-être des pauvres gens, croyez-moi, était bien présent et visible. Je ne vais pas vous en reparler aujourd’hui, je pense avoir développé suffisamment ce sujet au cours de mes précédents récits. Je vais donc reprendre mon histoire après ce court intermède qui me paraissait nécessaire. Que devenaient les portées alors, me direz-vous ? Je n’ai appris que bien plus tard comment le maître de la propriété les faisait disparaître. Bien entendu je vais passer sur les détails pour ménager l’ensemble des âmes sensibles présentes sur ces lignes. Pour vous rassurer cependant, je peux vous affirmer que les sacrifiés ne souffraient pas. Il arrivait parfois, après une forte insistance de ma part, que mes parents finissent par accepter d’épargner la vie d’un de ces petits êtres, on pouvait considérer ce geste comme un grand miracle !Ce fut le cas en ce début d’année 1958. Mon cœur d’enfant subitement propulsé au zénith, je me suis approché calmement du nid douillet fraîchement bordé par une mère déjà très préoccupée par les soins de sa nichée. Je connaissais mon rôle, je devais sélectionner le chiot qui me paraîtrait le plus alerte, le plus robuste, le plus beau! Ce choix délicat s’avérait toujours difficile !

Cette sélection impitoyable était malheureusement incontournable, je les aurais bien tous gardés! Je les ai examinés, le mot n’est pas trop fort, les uns après les autres, dans mes petites mains et j’ai remarqué qu’un d’entre eux, un mâle, était d'une constitution massive, solidement accroché à une tétine de sa mère. Il m’avait fait comprendre par un gémissement qu’il ne voulait pas être dérangé dans sa tété ! Ita sa mère avait l’habitude de ce rituel barbare, elle attendait patiemment que la sentence arrive tout en priant très certainement le ciel pour qu’il ne lui tombe pas sur la tête ! Vous avez tous entendu parler des causes à effet ? Eh bien, en ce jour béni des dieux celtes face à la robuste physionomie de sa progéniture, j’allais dans la foulée l’appeler Obélix. N’est-ce pas un joli prénom de baptême pour un animal né à proximité des remparts du célèbre village gaulois d'Uxellodunum ? Je vous pose la question! Plus les jours passaient et moins je regrettais mon choix. Pas de doute, sans vaccin ni nourriture spéciale, ce gros toutou qui n’était pourtant pas tombé dans une marmite profitait à vue d’œil en se contentant de téter le lait maternel. Je lui offrais quand même en complément quelques bols fraîchement tirés du pis de la Flourette pour soulager sa mère. Il faut dire que le libre service se trouvait à deux pas de la nursery. Ainsi passèrent les jours et les semaines, le futur guerrier prenait du poids rapidement et nous montrait déjà qu’il allait devenir un Celtique indépendant.

Très gentiment, il me faisait comprendre au bout d’un moment qu’il souhaitait être seul. Il faut dire que je n’avais pas mon pareil pour agacer le monde à quatre pattes qui m’entourait, c’était une sorte de mise en condition à mes bons désirs! Une éducation sans violence mais bien particulière à la Maurice. Le temps passa ainsi, Obélix à mes yeux grandissait bien trop vite! Il a rapidement pris l’habitude de faire un petit tour de quartier et très vite, en prenant un peu d’âge, il a étendu son terrain de prospection à une grande partie de la commune. D’une gentillesse incroyable, il était connu de tous, et les gens du pays ne manquaient pas de lui tendre une petite gâterie. Il rentrait le soir à bon port, en roulant de sa très forte corpulence sans se poser la question de savoir si nous avions été inquiets de son absence. Il commença ainsi sa vie de chien domestique errant, fier de vivre sans corde au cou avec une petite préférence tout de même pour son port d’attache ! Il m’accordait ses faveurs par de gros câlins, je le méritais bien après tout, n’étais-je pas son sauveur ? Au fil des mois puis des années, il s’est montré de plus en plus autonome, négligeant parfois même la soupe que ma mère lui tendait. Jamais malade malgré les tiques entre autre qui jalonnaient son corps et que je lui enlevais épisodiquement sans aucune précaution. Est arrivé rapidement le temps des interrogations : comment faisait-il pour être en pleine possession de ses moyens, alors qu’il ne se jetait pas sur la gamelle qu’on lui donnait ? La réponse, nous l’avons rapidement eue d’un rustre connu pour son aptitude au braconnage! « Votre chien est bien meilleur chasseur que moi, pas une truffe ou autres chairs vivantes appétissantes n’échappent à son flair!». Il faut dire que mon père l’avait éduqué à la recherche de l’or noir du Quercy. Cependant, en Obélix qui se respecte, la prospection, il préféra la faire sans assistance !

Obélix était devenu bien plus rusé qu’un renard en effet et rien ne pouvait le distraire dans sa quête gourmande. Sa gentillesse, quand il nous voyait, n’avait d’égale que son indépendance toujours croissante, c’était un pur Gaulois dans l’âme. Les années succédèrent aux années, vous savez, celles qui passent bien trop vite au gré des uns et trop lentement au gré des autres! Cependant, malgré cette fatale réalité, mon chien les supportait sans faiblesse, au point que l’on aurait pu se poser la question : est-il insensible à la fuite inexorable du temps ? On fêta ses dix ans, puis ses quinze ans ! Un ami de passage à la maison entama une discussion sur la chasse, au moment où mon brave Obélix pointait le bout de son museau. « Voilà le meilleur chasseur de la région, lui ai-je lancé ! » Je lui expliquai la vie agitée du seigneur de la vallée en vadrouille « Je peux voir comment il chasse », nous lança Georges. « Pas de soucis, tu n’as qu’à l’embarquer, tu nous le ramèneras après-demain». Aussitôt dit, aussitôt en voiture, Obélix ne refuse pas le voyage! Le soir même, la Gâchette nous appelait, affolé : «Le chien s’est échappé, je ne sais pas où il se trouve !». Le maraîcher chasseur habitait le village d’Ournes à une quinzaine de kilomètres de la Madeleine.
Eh bien, le lendemain matin, j’ai eu la surprise d’apercevoir mon chien couché dans la grange sur son lit de paille au fond de la grange ! Il m’a salué comme il avait l’habitude de le faire, fatigué quand même par cette petite virée nocturne qu’il n’avait pas lui-même programmée ! Le parcours d’Obelix avait été tout tracé ! Il a suivi naturellement les sentiers escarpés des coteaux où se trouve le village perché d’Uxellodunum.

En ce haut lieu de la résistance, trois mille valeureux et courageux Gaulois ont résisté à l’envahisseur romain pendant plus de six mois! Imaginez un peu une armée de légionnaires composée de trente mille gladiateurs face à ce promontoire! Les assaillis ont fini par se rendre, vaincus par le génie militaire de Jules César qui, alerté par les chefs, fit creuser un tunnel pour dévier la veine d’eau qui alimentait la source du village. Les guerriers encerclés, pensant alors qu’ils étaient abandonnés des dieux, préférèrent se rendre. César, dans la grande clémence qu’on lui avait toujours connue, épargna ces valeureux et très courageux combattants et ordonna simplement de leur couper les mains! Leur chef, prisonnier de la légion de l’empire, se laissa mourir de faim. Voilà pour la petite histoire ! Eh non! Le dernier village Gaulois à avoir résisté aux envahisseurs de la Guerre des Gaules n’est pas breton, qu’on se le dise!

Obélix, de toute évidence, ne voulait pas chasser en terre inconnue, et surtout accompagné par une piètre gâchette! Un accident est si vite arrivé ! Il nous a quittés bien plus tard en 1976, victime de sa surdité. Un satané train a eu la mauvaise idée de passer au moment où il traversait la voie ! Il partait faire son tour habituel, en quête de quelques bonnes surprises, se fiant à son odorat toujours intact! Ainsi prit fin la vie de ce puissant et brave chien de chasse indépendant, qui a toujours fait honneur à son nom de baptême ! Gageons, n’en doutons pas un instant, que sa descendance dans le pays est toujours bien présente! Aussi, si vous vous promenez dans la région non loin du bras de la rivière qui vient langoureusement lécher les pieds du célèbre oppidum et que vous croisez un chien solitaire, dites-vous bien qu’il a sûrement un Obélix dans l’âme!
 
Récit 11

La vie au port de la Madeleine pimentée par les caprices du Lot

C’était un ancien port à l’histoire plus ou moins tourmentée, à l’image de l’eau qui, à ses pieds, pouvait se montrer aussi calme et rassurante que celle d’un lac, puis sortir de son cours furieusement, en prenant des allures de torrent indomptable. Nous étions habitués à ses humeurs changeantes, il faut dire que notre vie était étroitement liée au rythme de ce long serpent aux couleurs fuyantes. Il nous baignait d’une relative fraîcheur en période estivale et nous enveloppait l’hiver d’un voile givrant qui noyait dans une torpeur inquiétante le paysage puis finissait par le faire totalement disparaître. Le terrible froid du mois de février 1956 nous a permis d’assister à l’impensable, les deux rives étaient soudées l’une à l’autre et l’on pouvait pour la première fois éviter d’emprunter le pont pour se rendre chez nos plus proches voisins, les Aveyronnais. Sur l’étang, des cygnes sauvages, surpris dans leur migration, avaient jugé nécessaire de se poser afin de reprendre des forces. Dans une ronde infernale, ils ont réussi à maintenir une ligne de survie! Nous les gratifiions d’une visite journalière et nous pouvions alors assister en contrepartie à la majestueuse danse de ces oiseaux sauvages. C’est avec une certaine tristesse que j’ai constaté, juste avant la fin du redoux, qu’ils avaient décidé de quitter leur rond de pèlerinage. J’étais, pour la première fois de ma vie, confronté à leur célèbre chant. Mais la renaissance ne manque pas de charme. Le dégel favorisait la fonte des neiges en amont sur les hauteurs où le Lot prend sa source, elle cadençait ses caprices, il pouvait rapidement alors muter en un cours d’eau à la puissance dévastatrice. Nous avions nos repères centenaires.Il s’agissait de marques tracées au burin et datées sur le mur attenant au portail d’entrée de la maison principale. La très grande bâtisse avait été construite intelligemment, deux quais permettaient de couper la puissance phénoménale des eaux en créant un contre-courant aux eaux domptées ! Le chemin de halage et le débarcadère offraient une protection exceptionnelle. Sur notre petite île, nous étions en sécurité.

Bien entendu, dès notre plus jeune enfance, notre éducation avait tourné autour d’un rite bien rôdé par rapport à cet espace fluctuant et par moments hostile ! Lorsque des pluies importantes survenaient, on surveillait méthodiquement l’évolution de la crue. Un simple bâton pouvait nous indiquer sa progression, et on avait repéré l’endroit exact où, par un effet de vases communicants, la rivière allait se déverser dans l’étang. Très rapidement, nous étions isolés sur notre bout de terre, sans possibilité de quitter ce qui ressemblait de loin à un navire échoué! Heureusement, en bon Lotois qui se respecte, une barque était en permanence à notre disposition. On profitait de la montée des eaux et de notre grande expérience de riverains pour l’amarrer à la rampe de l’escalier. Parfois l’inondation devenait très inquiétante, au point de flirter avec le record établi en 1927. Les vaches dans la grange, racontait mon grand-père, avaient cette année- là les pis dans l’eau. Semblable à un rouleau compresseur, dans un grondement continuel impressionnant, ce géant emportait tout sur son passage ! Une scène incroyable qui n’appartient pourtant pas au monde des légendes raconte qu’un coq perché sur ce qui restait de son poulailler face au port est passé en poussant de puissants cocoricos. Le maître de la basse-cour, à cet instant précis, se prenait-il pour le Roi du cours d’eau ? Le spectacle dans un défilé permanent était là! Sous nos yeux, depuis le balcon, nous avions une vue imprenable sur tout ce que pouvait charrier la bête emballée sur son tapis roulant ! Nous étions excités, on criait notre joie à la vision des arbres immenses déracinés qui parfois percutaient la pile centrale du pont dans un bruit de fin du monde! Des barques sans rameur, qui avaient fini par rompre leurs amarres, victimes des remous incessants, donnaient du piment à ce décor surréaliste. Mieux encore ! Quelques flottaisons blêmes, personnes ou animaux, victimes de la vague soudaine, descendaient tels des ballots de paille, en reculant, cela ne s’invente pas! Là, je fais une petite allusion au grand poète Arthur Rimbaud, qui l’écrit deux fois dans son merveilleux poème le Bateau Ivre ! Sonnait , ces jours-là , l’heure du grand nettoyage des berges. Aucun détritus n’échappait à ce monstre aux immenses tentacules bouillonnantes et rugissantes.

Je me souviens que du haut du balcon, je pissais entre les barreaux pour éviter que la décrue ne s’amorce, tant le scénario me comblait dans sa diversité. Mais, vous le savez tous, les représentations, aussi éblouissantes soient-elles , ont hélas une fin! On se rendait bien compte que la vision perdait en intensité émotionnelle. De moins en moins d’objets s’offraient à nos yeux, il fallait se rendre à l’évidence, le fleuve allait regagner sagement son lit. C’est au moment du début de ce retranchement stratégique que mon grand-père , l’ancien légionnaire, a osé défier les éléments ! Il avait pris l’habitude de mettre son existence en danger et, pour susciter en lui une montée d’adrénaline, il a relevé un défi fou, celui d’avoir le cœur de tenter la traversée du géant toujours en furie, sur la barque. Imaginez un peu la puissance des eaux à cet instant ! Il ne faut pas tenter le diable, dit-on, pourtant il l’a fait. Face aux remous violents qui s’enchaînaient, il a ramé avec puissance dans un travers dont il avait le secret, pour finalement trouver un espace plus calme sur l’autre rive. Il a réussi enfin à accoster sur une minuscule plage à deux cents mètres de la première chaussée éclusière, où des vagues aux crêtes vaporeuses de plus de trois mètres déferlent, balayant tout sur leur passage! Un exploit inconscient, je vous l’accorde, mais un nouvel acte héroïque qui prouvait que l’homme ne reculait devant rien!

Il nous est arrivé quand même de quitter le navire, invités par nos voisins les Delrieu qui habitaient une chaumière perchée sur la colline en face de chez nous. La catastrophe du barrage de Fréjus était inscrite dans toutes les mémoires et nous avions en tête les images de ce dramatique événement. Celui de Sarrans ,en amont, pouvait lui aussi rompre à tous moments. L’histoire a pris la triste habitude de se répéter, n’est-ce pas? Alors, enfin perchés sur ce nid d’aigle, nous pouvions surveiller la ferme sans le moindre risque et profiter d’un excellent repas de fête affectueusement préparé par nos amis. Nous jouissions d’un point de vue imprenable sur notre port d’attache, où la vallée prenait pour la circonstance l’image d’un immense lac aux berges englouties!
 
Dernière édition:
Non mais, parfois je me demande…il y a toujours matière à discuter, mais là, franchement, ça dépasse les bornes, et le plus fort c’est que personne ne dit mot!
Peut-être qu’il n’y a plus rien à dire, et à faire?
 
Récit 12

L’accident avec Pompon et la vie à la fin des années cinquante au port de la Madeleine

Je vous vois venir! Vous allez penser que ce petit écrivaillon veut nous parler d’une époque si lointaine qu’elle a été sûrement oubliée par la plupart des personnes qui l’ont vécue! N’en croyez rien, c’était hier, nous vivions le bon temps, enfin, celui que nous envient les jeunes générations qui sont persuadées de voguer dans un monde qui a atteint le paroxysme de ce qu’un être humain est en mesure de supporter. C’est oublier cette période d’avant-guerre et d’après-guerre où les pauvres étaient de vrais pauvres, où les gitans sillonnaient nos contrées et où les journaliers, mendiants pour la plupart, dormaient dans le coin d’une grange après avoir trimé une journée pour un simple morceau de pain! J’ai connu cette cambrousse paysanne qui s’est transformée très rapidement sans avoir vraiment eu d’autres choix ! Cependant le progrès, marqué essentiellement par l’arrivée de l’éclairage, a été le bienvenu. Ce ne fut pas le seul, l’eau allait bientôt se déverser dans la vasque de l’évier en pierre grâce à un robinet. Sonnait ainsi la fin de la corvée épuisante du seau remonté à la force des bras au bord du puits! Ne vous faites pas de fausses idées sur le courant électrique, à cette époque il n’était utilisé que pour alimenter en lumière les pièces à vivre et l’écurie de la ferme. Un peu plus tard encore est apparu le cheval moteur qui a sonné, hélas, le glas de la traction animale !

Cela me conduit naturellement à vous parler de ces braves bêtes ! C’étaient les poids lourds des étables, ils allaient encore faire illusion un moment face à cette inévitable évolution.
Mais avant de rembobiner ce ruban cinématographique très imagé, j’ai le souhait de vous faire part d’une situation quelque peu insolite. Mon plus jeune enfant était au cours élémentaire première année en 2012 quand sa maîtresse a abordé un sujet ô combien intéressant, celui des gens du pays à l’âge lointain de la vapeur. En parlant d’âge, je suis certain à cet instant précis que beaucoup d’entre vous se sont déjà lancés dans de grands calculs pour connaître celui de l’auteur, non? Je reprends…Le nœud ferroviaire de la petite ville de Capdenac construite autour de sa gare se prêtait fort bien à ce type de discussion. Alors que l’institutrice parlait des fameuses locomotives baptisées par les cheminots du nom évocateur de bêtes noires, mon fils a cru bon de lever énergiquement son bras :« Madame !…Madame!…Mon papa a connu les machines à vapeur !». Un moment plus tard, ce fut le tour des tombereaux tirés par les bœufs et les chevaux. Naturellement est arrivée l’heure du pénible dépiquage du blé à l’ancienne, puis du battage aux rouages toujours animés par des nuées ardentes. Les bohémiens, suite à ce déploiement de nouvelles technologies, ne tardèrent pas à emboîter le pas! Figurez-vous que ces nomades organisaient leur campement en cercle comme le faisaient les cow-boys du far west américain! A ces paroles pour le moins dépaysantes, mon gamin très attentif persistait à affirmer que son père avait vécu ces scènes authentiques d’autrefois ! Arriva naturellement l’inévitable période où les hordes de loups hurlants colonisaient nos bois. Et là, sans hésiter une seconde, l’insatiable garnement leva à nouveau sa main, avec ces mots : «Mon père a également connu les loups!». La maîtresse avait à peine plus d’une vingtaine d’années, je me suis posé la question de savoir si la convocation que j’avais reçue de sa part quelques jours plus tard n’avait pas une corrélation avec ce sujet ancestral ! La rencontre à venir du très vieil homo sapiens, père de ce très jeune élève en chair et en os, méritait bien ces quelques lignes, n’est-ce pas? Elle fut rassurée à ma vue, l’enfant n’était pas un menteur, enfin juste avant que le loup ne pointe le bout de son nez! Même si aujourd’hui certains de ces carnivores aux dents aiguisées comme des sabres ont été aperçus à nouveau dans notre région.

Quittons ce monde inquiétant pour revenir à pas de loup visiter la grange et son étable où logeaient les lourds sabots de la ferme. Après avoir passé le porche daté de l’an huit de la République française, on pouvait apercevoir à droite le puissant percheron Pompon. A ses côtés, une charmante jument nommée Coquette, de robe baie foncée, avait l’œil vif ! La dame au très fort caractère n’était pas du genre à se laisser manœuvrer facilement, elle avait toujours refusé de travailler seule! Suivaient dans l’ordre trois vaches, baptisées en fonction de leur robe : Flourette, Blanchette, et Négrote. Deux ânesses complétaient ce cheptel important, elles avaient pour nom Nénette et Fatma. Dans la petite porcherie, on engraissait un cochon, toujours prêt à sauter sur une poule inconsciente qui se hasardait dans son espace restreint! Elle était attirée par quelques vermisseaux et la gourmande finissait généralement sa vie dans l’estomac du carnivore grognant.
Pompon et Coquette étaient des robustes chevaux de trait, nous les attelions à différents outils à la fin des années cinquante afin de travailler les champs. La faucheuse, l’andaineuse étaient utilisées au mois de juin pour la récolte du foin. Le brave Pompon, secondé parfois par Coquette, collier sur l’encolure, ne chômait pas! La ferme n’avait pas une grande surface d’exploitation, tous les terrains étaient regroupés dans un rayon d’environ un kilomètre. Le chef de famille se plaisait à dire en plaisantant, aux curieux qui lui posaient la question : «Nous sommes des grands propriétaires, nous possédons des biens sur deux départements et quatre communes !» Pour finir de les convaincre et afin d’appuyer ses paroles, il les énumérait : Le Lot , l’Aveyron étaient suivis des célèbres noms des villages bien connus des gens du pays d’Olt, Faycelles, Capdenac -le -Haut, Loupiac et Capdenac- Gare Il y avait là de quoi asseoir une certaine notoriété, même lorsqu’on se sentait fauché comme les blés!

Au début de l’été, la période des fenaisons nous donnait beaucoup de travail ! La tâche était rude. Sur une surface d’environ six hectares, une fois le travail mécanique achevé, nous devions rassembler le foin en meule avant de le charger sur la remorque et le remiser au-dessus de l’étable. Les grosses chaleurs ne facilitaient pas notre labeur alors qu’à grandes enfourchées , mon père élevait le foin jusqu’à l’ouverture de l’étage supérieur où mon frère aîné dégageait le passage et envoyait la précieuse herbe séchée près de nous. Notre rôle consistait à tasser l’herbe avec nos petits pieds dans des allers et retours incessants pour qu’un maximum du précieux regain sec puisse entrer dans la remise. Je ne peux que difficilement vous décrire l’ambiance du coin chargé en diverses poussières aux très fortes effluves, qui avaient le pouvoir de nous irriter la gorge, nous piquer les yeux et nous plongeaient dans des atchoums à n’ en plus finir! Heureusement, un bon verre de menthe à l’eau bien fraîche que nous amenait notre chère mère nous permettait de retrouver un second souffle. La journée se terminait toujours par une baignade bien méritée près de la cale qui mettait fin au mur du port. Nous étions satisfaits du boulot accompli. Pompon, Coquette et la grande troupe de poids lourds auraient de quoi manger durant la longue période hivernale.

Pompon était un cheval admirable, taillé dans la masse comme un athlète, d’un poids approchant la tonne. Toujours aux moindres ordres, il obligeait Coquette la rebelle à suivre la cadence, même si parfois elle n’était pas partante pour transpirer plusieurs heures. Le travail de la vigne était assuré par le percheron. Il partait seul pour tracter la décavaillonneuse qui permettait une approche des ceps avec une précision millimétrée, ainsi le moindre pied d’herbe était éliminé. Mais là où le roi Pompon était surprenant, c’était quand ,attelé à la sarcleuse, seul en bout de la rangée, il reprenait l’allée suivante ! L’entretien du petit vignoble prenait fin par une récompense que je n’aurais manquée pour rien au monde. Mon brave père me hissait sur le dos du puissant cheval pour une balade inoubliable depuis les grappes de raisin vers l’écurie. C’est à cet instant précis que commençait pour moi le grand frisson. D’un pas sûr, frappant le chemin avec ses larges et lourds sabots, Pompon se déplaçait tranquillement vers son lieu de repos et faisait de moi l’écuyer le plus fier à dix lieues à la ronde! Avant de passer sous le porche d’entrée, il ralentissait, conscient que, sur son dos, je devais baisser la tête. Puis il se dirigeait vers l’abreuvoir où dans une aspiration continue qui me paraissait interminable, il buvait six à sept litres d’eau sans relever la tête avant de reprendre place fièrement à côté de sa princesse.

Arriva le fameux jour où tout a basculé ! Nous avions dans les coteaux une parcelle plantée en betterave, non loin des quelques chênes truffiers qui nous permettaient d’améliorer en période hivernale notre quotidien. Nous devions aller récolter les tubercules au poids conséquent, et c’est donc à Pompon que nous avions confié la traction de la charrette dans les travers vertigineux. À vide, tout se passa normalement mais déjà je mesurais la prise de risque du déplacement où les pierres éparpillées soulevaient par intermittence les solides roues porteuses au point d’ébranler fortement l’ensemble de l’attelage. Sur le lieu de la récolte, nous n’avons pas ménagé nos efforts, et pas à pas nous avons fini par avoir l’ensemble des betteraves chargées. Je m’étais hissé moi-même sur le monticule, la puissance du courageux cheval allait être mise à rude épreuve. Sans broncher, Pompon tractait la périlleuse cargaison qui se déplaçait titubante dans ce dévers très incertain quand l’inévitable se produisit. Un bloc énorme a agi comme un bras de levier ascensionnel en déséquilibrant le tombereau. Je me suis senti propulsé, et dans une roulade qui m’a paru interminable, favorisée par cette horrible pente, j’ai terminé ma course stoppé par un genévrier sauvage. Aussitôt sur mes jambes, j’ai aperçu Pompon couché, bloqué par les brancards. Poussé par je ne sais quel courage, je suis revenu vers lui aussi vite que je m’en étais éloigné ! Mon père s’attelait déjà à le dételer! La tête plaquée par moments au sol, Pompon tentait désespérément de la redresser par un mouvement puissant d’encolure. « Caresse-le, parle lui pour le calmer », me dit alors celui qui n’aurait à mes yeux jamais dû prendre un tel risque! Pour la première fois de mon existence, je crois que j’ai eu un sentiment de révolte face à celui que j’admirais! Le plus près possible de la tête de mon cheval qui, à chaque aspiration, avait les narines qui doublaient de volume, j’essayais avec toute la force de ma faiblesse de le calmer en le caressant. Je voyais ses yeux affolés, ouverts au maximum, scruter le ciel dans des va-et vient effrayants. Sa puissante respiration me laisser espérer qu’il allait survivre mais j’ignorais s’il s’était brisé un membre. Et tout à coup, j’ai entendu une voix prononcer ses mots : « Eloigne-toi vite, je viens de désolidariser les brancards, s’il n’a rien de cassé, il va se redresser sur ses pattes !» Les miracles arrivent parfois : rassemblant dans un élan ses dernières forces, la brave bête se redressa puissamment avant de pousser de brefs hennissements de satisfaction ou de soulagement !

« On rentre maintenant, je trouverai un autre moyen pour récupérer la charrette et le chargement », ce qui, entre nous, n’avait aucune importance ! Mon brave Pompon et moi n’avions que quelques égratignures, là était l’essentiel!
Le rituel dans nos contrées était donc étroitement lié aux saisons plus ou moins favorables aux récoltes. L’animal était le moteur d’un système, sans lui rien n’aurait été possible. Il arrivait parfois qu’un paysan voisin vienne vers nous pour nous demander si nous pouvions lui prêter mon animal de trait préféré pour une journée. Croyez-moi, il est plus facile de répondre oui à une demande concernant l’outillage qu’à ce type de sollicitation ! Même si notre cher cheval était suffisamment habitué à travailler, et que sa docilité fusionnait avec le courage qu’il déployait au labeur, mon père préférait être à ses côtés. Il lui fallait alors prendre une décision rapide. Le plus souvent, il proposait sa présence pour ne pas froisser le paysan. Il partait ainsi pour honorer un travail dont il se serait bien passé. Cette situation n’était pas exceptionnelle, il arrivait qu’un animal se blesse, ne laissant aucune autre possibilité. Certaines cultures ne peuvent pas attendre, elles sont rythmées aussi précisément qu’une symphonie!. « C’est le temps qui commande», se plaisaient à répéter les agriculteurs du pays. Hélas, parfois il n’y avait pas d’autres alternatives que de décliner la demande. On ne peut être à deux endroits à la fois, bien que j’aie ouï dire qu’un personnage célèbre y était arrivé ! S’ensuivait alors une mésentente, qui parfois prenait des proportions inimaginables, on ne se parlait plus! Ainsi entre les Sirvain et les Marcouly avons-nous assisté à près d’un siècle de profonde animosité! On s’ignorait, la haine prenait des proportions délirantes sans que l’on sache vraiment pourquoi ni quand elle avait débuté, et surtout quelle en était la raison. Elle était ancrée dans nos gènes, on ne peut expliquer l’inexplicable, n’est-ce pas ? Un jour, alors que je me promenais, j’ai aperçu le fils Sirvain au fond de l’étang. Il faisait mine de ne pas me voir quand une envie de crever l’abcès me guida irrésistiblement vers lui. Il ne refusa pas la conversation. Après tout, peut-être que dans son for intérieur de brave paysan, il souhaitait lui aussi inconsciemment sortir de cette impasse. Aussitôt près de lui, j’ai engagé la conversation avec cette phrase directe. - Bonjour, j’ai une question qui turlupine mon esprit depuis longtemps ! Connais-tu la raison pour laquelle nous ne nous parlons pas, et pourquoi nous entretenons cette horrible relation doublée d’une tension constante depuis des dizaines d’années entre nos deux familles ? Sa réponse a été aussi directe et précise que ma question :
- Je n’en sais rien !
- Eh bien, écoute-moi, à partir d’aujourd’hui si tu es d’accord, on fait une croix sur ce lointain passé relatif à nos aïeux et nous entretenons à nouveau une relation amicale.
- Mais bien sûr ! Le plus rigolo dans cette histoire, c’est que dans la généalogie de nos familles, j’ai découvert à ma grande surprise que nous étions cousins! Depuis, nous vivons des jours sans tension, mais nous restons vigilants ! Il n’est pas interdit qu’un jour cette paix retrouvée prenne fin, les rancœurs ainsi étouffées peuvent renaître sournoisement et mûrir toutes ensemble, le fils n’est pas le père!

Laissons ce feu couver et parlons à nouveau du cheval à la lourde crinière blonde.
Pompon a eu une vie bien remplie . Sa mort fut le reflet de son parcours exemplaire. Nous l’avons découvert un matin, allongé face au râtelier qui avait tant vu son museau happer puis broyer le foin qu’il contenait. Il a eu droit à des obsèques dignes d’un grand destrier et nos larmes l’ont accompagné jusqu’à l’énorme fosse qui avait été creusée par le premier bulldozer en service de la sablière Grégory. Son corps repose depuis face aux parcelles qu’il a si souvent arpentées avec courage, un collier autour de l’encolure. Coquette ne s’est jamais remise de cette brutale séparation. En totale déprime, elle a refusé de travailler seule. L’heure de la mécanisation à outrance allait bientôt sonner, poussant la traction animale hors des écuries. Mon père, en grand seigneur, décida néanmoins de résister à ce soudain séisme du terroir. La jument a eu droit aux honneurs d’un bel étalon et quelques mois plus tard naissait Pucette, une belle alezane. Cette arrivée fut pour nous tous une délivrance. Nous ne doutions pas que la mère s’occuperait de sa pouliche et finirait par reprendre, comme on l’entend chez nous, du poil de la bête ! Après le sevrage de Pucette, elle n’avait cependant toujours pas retrouvé l’entrain qu’un propriétaire attend d’une jument de trait. L’heure des interrogations est arrivée, nous ne pouvions pas nous permettre de continuer à nourrir un animal en déprime ! Mon père décida de la vendre suitée à un maquignon du coin. Bien plus tard, j’ai appris qu’un triste sort leur avait été réservé !

L’argent ainsi gagné rapidement nous a permis de faire entrer dans la maison un instrument diabolique où des personnages en noir et blanc s’agitaient continuellement. Ce petit écran n’était pas avare en conseils pratiques, il incita le chef de famille à se tourner résolument vers l’avenir.
Il acheta un motoculteur de marque Staub. Ce curieux engin motorisé était équipé de tous les accessoires utiles pour cultiver la terre. On ne pouvait lui trouver que des avantages par rapport aux animaux! Il suffisait de le lancer d’un geste sec avec une ficelle pour qu’il démarre au quart de tour!
Il ne rechignait pas à la tâche ! Comble du bonheur, une substance liquide à la forte odeur qu’on lui donnait à ingurgiter suffisait pour le propulser pendant près d’une heure sans risque d’emballement ! Pas de doute, l’affaire du siècle, mon géniteur l’avait entre ses mains! On ne voyait que des avantages à ce tas de ferraille ronronnant ! Alors, me direz-vous, elle n’était pas porteuse d’un avenir meilleur, cette brillante avancée mécanique qui allait enfin libérer l’esprit des pauvres paysans ? Du moins, le croyait-on! Ne nous laissons pas attendrir par une nostalgie naissante, il faut savoir évoluer intelligemment pour vivre en symbiose avec son époque et pour cela, on doit sans aucune appréhension se remettre continuellement en question ! Nous rentrions de plain-pied dans l’ère ultramoderne des chevaux moteur, de l’électricité, de l’eau paiera ! Nos habitudes allaient être totalement bouleversées, le confort entrait dans nos vieilles demeures, la planche à laver le linge avait trouvé sa remplaçante presque autonome ! Un tracteur Massey Harris Pony ne tarda pas à faire son apparition triomphale dans la cour de notre ferme, entre Pony et grand Poney. Il suffisait simplement d’affranchir une lettre de commande, n’est-ce pas?

Nos occupations étaient toujours les mêmes, Négrote, Flourette, et Blanchette n’ont absolument rien remarqué d’anormal. On continuait notre chemin en allant les garder, mais c’était sans compter sur une nouvelle invention géniale qui elle aussi allait révolutionner nos habitudes, la clôture électrique! On aurait pu, croyez-moi, surnommer avec justesse cette période l’époque miraculeuse ! Cependant elle a eu ses victimes ! Le forgeron installé dans tous les petits hameaux ne lui survivrait pas longtemps ! Ainsi prit fin la chevaleresque aventure du travail équin, mais également celle du bovin au sein de nos communes. Une banque du Crédit agricole allait faciliter les échanges et permettre l’achat du nec plus ultra en matière d’avancée technologique grâce à des facilités de paiement. Pour rester à la pointe du progrès, il ne faut pas avoir peur de se lancer sans a priori dans son aventure. Des paysans pris à la gorge par les emprunts n’eurent qu’une alternative, celle du suicide! Est-ce ce que l’on nomme communément la rançon du progrès ? J’ai cependant vu certaines petites fermes résister à cette défiguration fulgurante du paysage agricole jusqu’au début des années soixante-dix. Ce n’est pas sans une certaine nostalgie doublée d’une grande tristesse que je vous ai fait part de ces quelques pages qui témoignent d’un passé heureux, où l’animal a eu un rôle prédominant grâce à son intelligence et à son dévouement inné pour l’homme.

N’oublions pas que, durant la Première Guerre mondiale, les chevaux de trait, sous une mitraille nourrie de l’artillerie, ont été employés à la traction des canons. C’est dans un délire sanguinaire total que ces pauvres bêtes sont mortes par dizaines de milliers dans un épuisement total au fond de leur mare de sang. Avant de vous laisser lire un autre récit, chères lectrices et chers lecteurs, je tiens à vous poser une question. Mon grand-père avait une paire de bœufs pour travailler les champs, pourquoi mon père a-t-il résolument fait le choix d’avoir deux chevaux percheron pour cette même tâche ? Bien entendu j’attends de vous la raison principale ! Vous avez dix secondes pour répondre à cette question pertinente ! Neuf…huit…sept…six…cinq…quatre…trois…deux…un…stop : eh bien, oui! Vous avez la bonne réponse : tout simplement parce qu’ils accomplissaient le travail demandé deux fois plus rapidement! Une dernière information importante :il y avait deux millions quatre cent mille explorations agricoles au début des années cinquante, il y en a six fois moins de nos jours. Ce manque de bras a eu un effet immédiat sur l’entretien de nos campagnes. Beaucoup de sentiers ont disparu, laissant place à la broussaille. La voie romaine qui serpentait sur le flanc de la colline de la Madeleine appartient aujourd’hui au passé! Je vous ai parlé dans mon écrit des clôtures électriques venues en substitution des bergers qui façonnaient des murets avec les pierres du causse et des cazelles pour s’abriter lors des intempéries. Comment ne pas regretter cet entretien journalier et le plaisir que j’avais, au détour d’un chemin sur mon vélo,de me retrouver face à une belle bergère ! Décidément je hais ce progrès qui s’est emballé et qui est à l’origine d’une clé des champs à l’ambiance de plus en plus survoltée!
Allez, pour clôturer cette longue histoire, je vais vous amener au Crédit agricole. Mon père fut le premier client de l’agence de Figeac au début des années cinquante. Vous n’imaginez pas tous les avantages que peut nous offrir le système financier. Un chéquier à la main permet de se lancer dans des transactions rapides et efficaces sans avoir à trimballer sur soi des sommes astronomiques, avec tous les risques qui sont liés à ce type d’échange pour le moins aventureux. C’était bien entendu avec le crédit que l’on pouvait obtenir le dernier cri de la technologie moderne. Ce fut un des arguments que le banquier avança pour convaincre les premiers clients de l’agence !…Et même les seconds, paraît-il ! Mon père rencontra son voisin Fernand peu de temps après et lui indiqua le processus à suivre pour obtenir le miraculeux chéquier qu’il tenait en main. Après quelques hésitations quand même, notre brave paysan passa la porte du coffre-fort. Inutile de vous dire que le système ingénieux des rendez-vous n’existait pas encore! Reçu avec toute la courtoisie due à son rang, empreinte indélébile de ce temps révolu, suivirent quelques sages paroles. Il obtint sans difficulté le droit d’utiliser à sa guise le fameux carnet aux nombreux feuillets. Et sans se préoccuper de savoir si son compte avait suffisamment de provisions, notre Fernand se lança dans des dépenses inconsidérées. Il ne tarda pas à recevoir une convocation par courrier lui indiquant qu’il était attendu d’urgence au guichet. Le banquier avait quelque chose d’important à lui communiquer. Il attela donc la charrette à sa jument grise, s’habilla du dimanche et se rendit à ce rendez-vous en se demandant tout le long du chemin ce que voulait lui dire ce brave homme cravaté. Voici le dialogue rapporté par un journaliste du coin:
- Bonjour, Monsieur !
- Bonjour !
- Je vous ai convoqué car votre compte accuse un solde débiteur très important !
- Un qué?…( Un quoi?)
- Vous n’avez pas l’argent que vous dépensez à tour de bras depuis plus d’un mois !
- Ah compreni mas es pas grèu! Qué aquò tenga pas!…Per reglar aquel problèma dichas ieu çò que devi! Vos vau far un chèc ! » (Ah je comprends mais ce n’est pas grave!…Qu’à cela ne tienne!… Pour régler ce problème, dites -moi ce que je dois! Je vais vous faire un chèque !)

C’est ainsi que nous avons fait nos premiers pas dans l’ère moderne qui nous a grandement simplifié la vie, n’est-ce pas ?

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Tiens, comme par hasard, cet écrit arrive en treizième position!

Le centre hélio-marin à deux pas de l’océan, le Pearl Harbor français des pauvres au début des années soixante…le paradis des riches ?

Centre hélio-marin de Biarritz : "La science et la conscience au service de l’enfance". Voilà les mots que l’on pouvait lire sur le petit fascicule de présentation de l’établissement ! Mon devoir d’homme vieillissant m’oblige à vous raconter ce que fut au début de la cinquième République la souffrance de certains enfants placés dans le centre hélio-marin de Biarritz. Les plus jeunes étaient âgés de deux à six ans, les plus âgés de sept à douze ans. Ces petites âmes innocentes étaient au sein de cet établissement dans un but précis, celui de prendre du poids. La fondation agréée par le Ministère de la santé paraissait bien belle, vue de l’extérieur ; malheur au pauvre être innocent qui s’aventurait à l’intérieur ! J’essaie de me remémorer cette période car la principale préoccupation du pouilleux, crasseux et chétif que j’étais devenu après de très longs mois de détention fut d’effacer de sa mémoire à jamais cette très mauvaise expérience ! Ils sont légion ceux qui ont souffert à deux pas de l’océan, sans avoir eu le plaisir de profiter de ses bienfaits ! Les vagues, pour toujours chargées en lourdes larmes, inlassablement frapperont leur mémoire meurtrie ! J’ai pu récupérer, grâce à un ami, les pages d’un premier procès dans les années quarante à l’encontre du fondateur de ce lieu maudit ! Monsieur le Directeur a remis le couvert en affamant et en maltraitant les pauvres petits pensionnaires moins de deux décennies plus tard ! La similitude des sévices infligés aux malheureux enfants qui lui étaient alors reprochés lors de cette condamnation, par rapport à ma malheureuse expérience, est frappante. Croyez bien que je pèse ici mes mots et l’ensemble des petits résidents qui ont témoigné sur un forum hélas aujourd’hui supprimé va, bien entendu, dans mon sens. En dehors des petits pensionnaires nantis d’une parenté aisée qui, eux, vivaient au paradis deux étages au-dessus de nos têtes ! Je vais ici surtout vous raconter mon très long séjour dans les profondeurs du bâtiment. Quand on déracine et que l’on affame un être innocent tout en le frappant journellement, on détruit partiellement son existence ! Le joug de l’enfance est parfois fait d’angles vifs et l’on a beau secouer nos frêles épaules pour nous soulager, des blessures profondes viennent meurtrir pour toujours nos âmes aux ailes fragiles. J’étais dans ma onzième année quand, à la suite d’une longue hospitalisation, une gentille assistante sociale de ma région a insisté auprès de ma maman pour je sois placé dans un centre hélio-marin. L’établissement était situé en bordure de l’océan, j’allais profiter du bon air du large chargé d’iode aux multiples bienfaits !

C’est donc le cœur serré, mais néanmoins heureux à la simple pensée que j’allais enfin découvrir cette vaste étendue d’eau salée, qu’avec ma mère je pris le train en direction de ce coin paradisiaque qui allait à jamais transformer mon esprit. Le trajet me parut long, interminable même, l’éloignement de ma terre natale me laissait songeur, ma gorge se nouait par moment ! Un flux de salive rapidement avalé, suivi de paroles rassurantes de ma maman, me permettait d’anesthésier cette angoisse naissante que je n’avais jamais ressentie auparavant ! Il fallait pourtant suivre ce parcours obligé, c’était pour mon bien. Est-il une chose plus précieuse que la santé, je vous le demande ? Nous étions au début des années soixante, encensées aujourd’hui par tous nos politiciens. La cinquième République qui débutait à peine était dirigée par le grand Charles de Gaulle.
Alors, vous allez penser : « Maurice n’avait absolument rien à craindre, tout allait bien se passer !».
Je tenais toujours solidement la main de la très brave femme qui m’avait mis au monde quand je suis arrivé au terme de ce très long périple. Face à mes yeux se dressait une bâtisse immense, située en bordure de l’océan. Mon âme rêveuse voyageait déjà au-dessus des vagues qui se déchiraient en grand fracas, non loin d’une plage aux sables éternels. Tout me paraissait grand. Je n’avais aucun doute que j’allais vivre en ces lieux des jours heureux. Quelques marches encore me séparaient de la liberté que je quittais sans le vouloir, mais surtout sans le savoir. D'ailleurs, ma chère maman aurait, si elle avait su dans quel guêpier elle me conduisait, fait demi tour sur-le-champ, elle qui avait sauvé deux jeunes enfants au nez et à la barbe de la division Dass Reich, célèbre pour ses exactions, en les sortant des rangs de la déportation à Figeac. Elle n’avait pris ce jour-là qu’un petit risque, celui d’une simple balle dans la tête !

Mais revenons à ma triste aventure. Un dernier escalier à gravir nous conduisit dans un immense hall où étaient exposés de très beaux meubles. J’ai surtout remarqué un très grand canapé. Face à lui, posée sur une tablette, trônait une télévision allumée qui a attiré tout de suite mon attention. C’était la première fois que j’apercevais cet objet magique où des images s’animaient !
-Tu vas être heureux ici, Maurice…
- Oui, maman !
Une gentille dame très bien habillée s’est avancée vers nous. - Je suppose qu’il s’agit de Maurice, notre futur petit pensionnaire ? Il a l’air bien mignon, nous allons bien nous occuper de lui ! Ces phrases ont fini par me rassurer et à me convaincre de la nécessité de ce long voyage. Je lâchai la main de ma mère pour la serrer une dernière fois dans mes petits bras. Est arrivé alors ce moment qui, dans ma vie, a marqué pour toujours mon impuissance à retenir les personnes que j’aime. Ma mère allait me quitter de longs mois, mais c’était pour mon bien ! On doit bien trouver une raison à une séparation douloureuse quand on est un tout petit bonhomme. J’étais malade, pourtant je me sentais bien dans mon corps, je venais de passer plus d’un mois dans une clinique où l’on me faisait des transfusions journellement, je ne pouvais être que guéri ! D’ailleurs, à la fin de mon hospitalisation, je parcourais tous les couloirs en chantant, j’étais connu et apprécié de tous les malades ! Qui ne connaissait pas Maurice ? La mère de Charles Boyer, l’acteur, qui résidait en permanence à la clinique, était devenue ma troisième grand-mère, ma confidente. Elle m’invitait à venir voir dans sa chambre les films où son fils jouait et elle était fière de pouvoir le dire: - Regarde…regarde…Maurice ! C’est Charles, mon enfant, tu vois comme il est beau ! Il faut croire que dans l’existence les bons moments sont très éphémères, j’allais l’apprendre après ce bref passage au paradis. La gentille assistante sociale avait tellement insisté que ma maman s’était laissée convaincre! L’heure n’était plus aux regrets mais à la séparation. Une main ferme me fit comprendre dans quelle direction je devais aller ! Les larmes envahissaient mes yeux et je suis certain que le regard de ma mère s’était voilé au même instant, elle si rassurante, si aimante, cette femme unique, si belle, si héroïque ! Je suivais Maïté sans le savoir, une Basque à la voix forte, à la main rugueuse et lourde ! Je descendais au sous-sol du grand et beau bâtiment flambant neuf. Une porte pleine s’ouvrit, donnant sur un espace sans ouverture où une douzaine de tout petits lits à barreaux étaient alignés. Des enfants silencieux me fixaient du regard. - Installe-toi ici, ce sera ton lit, mets tes affaires dans cette armoire ! Puis elle quitta ce que je dois appeler une cave qui sentait le renfermé, bien loin du bon air marin que l’on m’avait promis. - Salut, le nouveau, d’où viens-tu ? Je m’évertuai à répondre à un flot de questions qui fusaient dans tous les sens, alors que je n’avais qu’une envie, celle de m’isoler pour pleurer. Mais j’étais un rude, je n’allais pas dévoiler mes faiblesses. Fatigué par ce long déplacement, je me couchai enfin sur un petit lit conçu pour un enfant de quatre à six ans, moi qui étais dans ma onzième année ! La position idéale sur cette couche inconfortable était celle du chien de fusil, en prenant soin d’éviter quelques ressorts qui visiblement n’avaient pas résisté à l’épreuve du temps. Je me suis endormi rapidement et j’ai été réveillé presque aussitôt par une salve de coups de balai qui atterrissaient sur moi un peu dans tous les sens. Chaque petit lit a eu droit à sa ration. Peu de temps après, j’ai entendu des voix fluettes me demander :
- Elle t’a frappé toi aussi, le nouveau ?
- Oui…
- Il faudra t’y habituer, ce sera comme ça tous les soirs !
Avant d’aller plus loin dans mon récit, je veux vous faire part de la souffrance morale de l’enfant déraciné. Je n’avais pas à me plaindre, j’étais parmi les grands du centre qui avaient la possibilité de se protéger un peu ! J’ai une pensée émue pour les bébés qui ont vécu cette atrocité sans défense ! Comme nous, ils avaient été placés dans la maison du "rachitisme" par rapport à leur corpulence chétive. Comment a-t-on pu séparer des êtres si fragiles des bras de leur maman ? Je n’arriverai jamais à me l’expliquer ! Je vous dirai plus tard comment j’ai appris qu’ils étaient prisonniers eux aussi entre ces horribles murs au sous-sol.

Je reviens au tout début de mon long séjour. Ma tristesse était infinie, une seule idée hantait mes pensées et nourrissait une angoisse perpétuelle. J’aurais souhaité rentrer chez moi immédiatement pour ne pas avoir à souffrir pour retrouver mes parents, mes frères, revoir mes chiens, mes chats. Ils étaient sûrement eux aussi tristes de ne plus me voir ! Les minutes dans ces conditions sont alors semblables à des heures, les heures à des mois, les mois à des années ! Tout s’écroule, une immense solitude envahit l’esprit, elle ne se domine pas, on ne s’y habitue pas, on la subit. Mon premier réveil fut cauchemardesque, je ne peux pas vous le décrire, il est gravé en moi comme une plaie qui ne cicatrisera jamais ! Une «maman» basque arriva, c’est ainsi que nous devions les nommer ! Vous savez !…du genre de celles que l’on n’a pas envie de peloter, une rude, une pure, une solide à la main rugueuse rapide comme l’éclair ! La toilette matinale n’existait pas, j’ai un vague souvenir d’une douche commune prise durant la première moitié de mon séjour. Toujours au sous-sol, j’allai prendre mon premier petit déjeuner. C’était un breuvage amer accompagné de quelques tranches de pain. Ce mélange de liquide en guise de café au lait pouvait favoriser les nausées. Les enfants récemment arrivés avaient du mal à s’y habituer. La cause ne résidait pas dans le fait qu’ils étaient tous difficiles croyez-moi ! - Mange, me lança un de mes camarades, il faut que tu manges ! Je n’avais pas faim, mon estomac était noué ! Mais il fallait bien que je fasse ce gros effort sur moi, j’ai fini par avaler quelques gorgées. J’ai vu des «nouveaux» (c’est ainsi que nous les surnommions à la maison du rachitisme) refuser de se nourrir au moins pendant deux jours ! Les plus anciens s’arrangeaient pour que la surveillante ne s’en s’aperçoive pas. La faim finit toujours par l’emporter et persuade les estomacs les plus délicats! On nous servait des repas toujours semblables et il n'était pas rare de trouver notre ami préféré, le cafard, dans une de nos assiettes ! Il ne fallait pas s’en plaindre, c’était, paraît-il, normal ! Ma mère m’a confié qu’elle avait eu la curiosité d’observer, le jour de mon départ, l’enclos aux poubelles. De grosses boites de conserves d’environ cinquante kilogrammes sans étiquette s’y trouvaient. Un soir on nous a servi une omelette aux lentilles, je dois dire que nous avions rechigné à manger ces dernières à midi ! Aux cuisines on avait l’art d’accommoder les restes, n’est-ce pas ? On s’encourageait, il fallait achever ce que l’on avait dans nos gamelles, c’était devenu une sorte de mission ! Nous étions arrivés dans le but de reprendre du poil de la bête ! Et des bêtes, nous l’étions devenus ! La pire des épreuves gustatives nous attendait en milieu d’après-midi. On nous obligeait à ingurgiter ce qui était sensé être du lait ! Je connaissais bien le bon goût de ce dernier, je le buvais par giclées au pis de ma chère Flourette ! Là, seule la couleur blanche pouvait entretenir une mince illusion sur ce nectar précieux. Une fois en bouche, notre seul recours était d’avaler le breuvage le plus rapidement possible pour éviter les retours aux relents amers et nauséabonds ! Certains enfants se sacrifiaient en buvant celui de leurs camarades qui ne pouvaient absolument pas supporter cette curieuse potion ! Tous les verres devaient être vides à la fin de cette dégustation forcée ! Était-ce une potion à effets secondaires ? Je ne le saurai jamais ! Ah !…Ne croyez pas que l’on ne se marrait pas de temps en temps ! On ne manquait pas d’idées, le matin on avait quartier libre dans la cave. Mais ne vous inquiétez pas trop pour nous, la malbouffe avait son coté bénéfice : l’esprit n’en est que plus alerte ! Nous avions des idées pour nous amuser. Notre jeu favori consistait à capturer les bestioles qui crapahutaient sur le sol. On avait là une superbe réserve à portée de main. Les rongeurs se méfiaient de nous, contrairement aux cafards qui sont des bestioles, reconnaissons-le, stupides ! Nous ne leur laissions aucune chance de nous échapper ! On les remuait dans tous les sens avec nos petites menottes que l’on ne lavait jamais. Eh bien, vous allez peut-être difficilement me croire, nous n’étions jamais malades ! Nous avions inventé -du moins, le pensait-on- la course de cafards, un jeu qui nous occupait et qui nous faisait rire aux éclats ! Vous allez me dire : « Il faut peu de chose pour amuser les gosses » …et c’est très vrai ! Nous organisions des compétitions épiques…non hippiques !
C’est seulement quelques années plus tard, en regardant un film culte que la télévision diffusait chaque année ou presque, " Les trois chevaliers du Bengale", que je me suis aperçu que les acteurs prisonniers dans un cachot jouaient avec ces insectes selon les mêmes règles que nous ! Incroyable, non ?

On nous amena un jour à l’océan, cela à notre très grande surprise ! Nous avons eu l’autorisation de tremper nos pieds dans l’eau ! Devant nous, un rocher sur la plage était couvert d’escargots de mer. Un copain m’ a dit : « Ils sont bons à manger !» Eh bien, croyez-moi, ils n’ont pas eu le temps de sortir les cornes ! Je vais maintenant vous parler d’une journée bien particulière ! Bien que présents dans ce centre, mes copains de caverne ne me paraissaient pas chétifs ! Je n’ai jamais constaté chez eux le moindre souci pouvant justifier la nécessité de leur présence à Biarritz, on peut être maigre et en grande forme physique, je l’ai appris plus tard en pratiquant le sport cycliste. Aujourd’hui je me dis avec beaucoup de recul qu’une organisation malsaine était bien en place en ce début de cinquième République ! Mais cela n’est pas un scoop ! Les enfants de La Réunion ont souffert d’une politique de déracinement immonde ! Avec le Ministre de Charles….Michel Debré, c’était de gré ou de force ! À qui profitait le crime ? Un jour, j’ai eu le malheur d’avoir mal à une dent, vous savez à quel point on souffre dans cette situation ! Comment allais-je faire accepter à la Basque à la main rugueuse que mon cas était urgent ? J’étais un douillet, un simulateur, je faisais tout pour me faire plaindre ! Mes braves copains avaient beau me soutenir, elle s’en fichait royalement ! Après de longs jours de souffrance, elle a décidé enfin d’en toucher un mot à la Direction. La décision de me conduire chez un dentiste en ville fut enfin prise. J’allais m’absenter de la cave pour une balade dans la superbe ville balnéaire ! Après avoir décapé très sommairement mon enveloppe charnelle crasseuse, j’ai mis ma tenue de sortie. Madame la Directrice était la très sympathique personne à l’accueil, elle se chargea de mon déplacement chez le praticien, son mari. C’est ce que j’ai appris bien plus tard, notre homme était chirurgien dentiste. Au volant de sa belle limousine dans le centre de Biarritz, elle grilla un feu rouge.
Un coup de sifflet se fit entendre aussitôt ! Sans se démonter, ni ralentir, elle lança à l’agent : « Je n’ai pas le temps, vous nous enverrez la note ! ». Il me tardait d’arriver chez mon sauveur, après tout, il y avait urgence ! Je me trouvais allongé confortablement pour une fois! Le dentiste décida de m’extraire la dent malade. J’ai une dentition relativement bonne encore aujourd’hui, je suppose qu’il devait s’agir d’une dent de lait ! L’avantage, c’est qu’elle ne m’a plus jamais fait mal ! Ils parlaient entre eux, et il lui a dit : -Tu peux m’amener tes pensionnaires, filles ou garçons, je suis sûr que je leur trouverai au moins deux ou trois caries ! C’est à cet instant précis que j’ai réalisé que nous n'étions pas seuls dans le bâtiment. Comment imaginer qu’après de longs mois, nous n’avions ni croisé ni aperçu d’autres enfants, filles ou garçons, âgés de deux à douze ans ? Il n’y avait aucune âme qui vive à part nous, les pestiférés ! De retour dans les entrailles de l’immense demeure, j’en ai parlé à mes copains de cellule. « Non !…non !…nous sommes seuls » me répétèrent en chœur mes copains ! On entendait bien quelques cris stridents qui perçaient la froideur de la nuit parfois, mais rien ne nous laissait supposer que des bébés occupaient non loin de nous ce sous-sol lugubre !

Puis arriva ce jour spécial où la mégère de service nous a dit : - Dépêchez-vous !…On va aller se cacher, il ne faudra pas parler, c’est un jeu, il y aura une récompense à la clé ! Elle nous conduisit dans une cave encore plus obscure que celle à laquelle nous étions habitués et ferma la porte à clé ! Dans un silence glacial nous sommes restés là, terrés. Après de longues heures, une personne est venue nous ouvrir ! - C’est bon !…Vous pouvez sortir ! Nous attendons toujours la fameuse récompense ! Enfin si, elle allait faire son apparition sous une forme déguisée ! Quelques semaines avant mon départ, on allait enfin quitter le trou à rats et nos camarades de jeu, les cafards. Nous allions prendre nos quartiers dans un beau dortoir avec de grands lits, tout était magnifique à mes yeux et même confortable ! Nous disposions de grands lits, d’une salle de bain, et surtout, les personnes qui s'occupaient de nous étaient gentilles ! Nous avions droit à autant de bisous qu’on le souhaitait le soir avant de nous endormir ! Le réfectoire était grand, la nourriture excellente, mais que s’était-il passé ? J’attribue aujourd’hui ce changement radical à un contrôle officiel le jour de notre isolement forcé dans les profondeurs de la fondation ! Il a très certainement fait prendre conscience à la direction qu’elle devait changer de méthode au risque de se faire épingler par la patrouille ! J’ai été surpris de rencontrer à l’étage supérieur au nôtre des enfants très bien habillés, entourés de nombreux jouets dans des salles superbement décorées ! " Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté ! ". Merci, cher Baudelaire ! Ils étaient ce jour-là occupés à jouer à des jeux de société. Monsieur le Directeur avait une politique sanitaire à deux vitesses ! Les enfants de parents riches vivaient leur séjour au dernier étage de la somptueuse bâtisse ! Les enfants des pauvres descendaient directement au sous-sol ! Financièrement nous étions très rentables pour l’homme d’affaires ! Je vous rappelle que le centre hélio-marin était agréé par le ministère de la santé ! On ne mélangeait pas, comme vous le constatez, les pauvres avec les riches chez ces gens-là ! Peu importe, d’un seul coup de baguette magique, on vivait dans un autre monde ! C’était un début de vie au château qui nous tendait enfin les bras à nous, les pouilleux ! Nous avions l’autorisation d’écrire à nos parents mais nos lettres étaient lues ! Je me remémore que j’écrivais phonétiquement, j’étais presque illettré alors que je rentrais dans ma douzième année ! J’étais le chouchou d’une maman, elle venait à mes côtés lorsque je faisais la sieste et me couvrait de baisers, m’ont rapporté mes camarades. Le jour de ma libération est intervenue, hélas, presque aussitôt ! Ces conditions d’existence n’ont malheureusement pas duré très longtemps, d’après ce que j’ai lu sur le forum consacré au centre, avant d’être supprimé ! Décidément, dans cet aérium, les mauvaises habitudes étaient tenaces !
Ce que je décris aujourd’hui, c’est ce que j’ai vécu et que je puise au fond de mon subconscient. Enfin sur le chemin du retour, j’étais heureux à la simple idée de revoir ma maison, mon père, mes frères, mes chiens, mes chats et tous les animaux de la ferme. Je n’ai jamais dit un mot de mon séjour déplorable à mes parents, j’ai tout fait pour occulter dans ma mémoire ces longs mois de souffrance pour ne me souvenir que des quelques jours qui ont précédé mon départ ! J’ai fait la connaissance de Danièle et Brigitte, elles m’ont mis au courant de leur calvaire ! Elles avaient à peine plus de deux ans lorsqu’elles ont été séparées de leur famille et prisonnières du centre hélio-marin. Brigitte a pu se remémorer quelques instants de son triste séjour grâce à l’hypnose. Danièle est aujourd’hui psychologue, on se contacte de temps en temps au téléphone.
Elle m’a rapporté qu’elle était revenue amaigrie chez elle et que dans le train qui la ramenait, elle répétait en boucle : «Pas la dame qui me donne des claques !…Pas la dame qui me donne des claques ! ». Un bébé d’à peine plus de deux ans n’invente pas ces mots si durs à entendre ! La seule explication que j’ai à vous donner d’après mon analyse, c’est que l’infirmière basque au revers expéditif devait la frapper régulièrement ! J’inscris ses paroles ici en lettres de sang ! «Si tu continues à te plaindre, je te fous une claque ! »…et bien entendu, je n’en ai aucun doute, elle frappait régulièrement Danièle et les autres petits en bas âge ! Elle devait venir se défouler en bas sur les pauvres petiots incarcérés, cette soi-disant infirmière, qualifiée de gentille par les bambins d’en haut ! Danièle a le terrible souvenir, je le précise, d’être attachée sur son petit lit ! J’ai pu sauver le témoignage de beaucoup d’enfants qui ont connu cet enfer à deux pas de la mer ! Ils sont très émouvants, à la limite du supportable ! Il faut avoir une certaine volonté, croyez-moi, pour écrire sur un sujet qui vous a torturé l’esprit insidieusement en transformant votre petite âme d’enfant !
 
Récit N14

Le Noël du pauvre!

Une fête reste une fête, que l’on soit riche ou pauvre. Noël résonnait ainsi en moi lorsque, petit bonhomme, mes yeux commençaient à scintiller à l’approche d’une journée qui, par tradition, ne pourrait être qu’enchantée! Aussi il ne fallait pas négliger les préparatifs afin que le vieillard à la grande barbe blanche puisse repérer de loin ma petite maison, sa cheminée, et qu’il soit surpris par une décoration que je souhaitais aussi féerique que possible. Il fallait donc tout prévoir afin que cette nuit s’illumine de couleurs scintillantes. Mon premier travail consistait à partir à la recherche de ce qui ressemblerait le plus possible à un beau sapin. Mon père m’avait longuement expliqué que le Roi de la forêt ne devait en aucun cas être coupé pour servir à la décoration, c’était d’ailleurs pour lui une atteinte à la vie, et il ajoutait même qu’un acte criminel de ce type devrait être sévèrement puni! Je doutais un peu face à ses fortes paroles, mais quelque chose en moi m’obligeait finalement à les prendre au sérieux. Cet homme était un sage, alors rien ne devait m’éloigner du chemin qu’il traçait avec bienveillance pour moi. Il me montra alors du doigt la colline en me disant que j’avais de quoi trouver mon bonheur dans ce coin aride parsemé de plantes sauvages plus ou moins vertes et plus ou moins rampantes. C’est donc dans l’espoir d’une découverte originale, muni d’une petite hachette et d’un grand sac, que je suis parti confiant à la recherche de ma bonne fortune. Au-dessus de la voie romaine, des plantes dont j’ignorais le nom allaient pouvoir faire illusion. Je ramassai d’une main agile la fraîche mousse verte non loin de la fontaine gauloise aujourd’hui disparue. Quelques tiges feuillues piquantes à souhait ornées de boules rouges que l’on nomme aubépine donneraient un peu de gaieté à l’ensemble. J’oubliai, la mort dans l’âme, le magnifique jeune sapin Douglas aux larges et douces ramures où nichait une mésange, pour enfin me trouver face à un beau genévrier qui, une fois en place, devrait sans compromis se substituer au petit prince de cette colline. Quelques traces marquaient sur la neige et me rappelaient que l’endroit n’était pas aussi désert qu’il semblait paraître.

Je ne sais pas si vous l’avez constaté, mais lorsque l’on est occupé, le père temps semble s’écouler plus vite. Le clocher de la petite église du Mas du Noyer me fit un signe avec insistance,. Il était urgent pour moi de quitter ce paradis ombragé aux blancheurs éternelles. Chargé comme pouvait l’être jadis un mulet, je rebroussai chemin, habité par une certaine fierté pour planter le décor! Près de l’âtre deux petites bûches savamment ajustées bout à bout entretenaient une flamme tiède, animée par quelques braises. Après avoir intelligemment égayé la pièce d’artifices, le chef d’œuvre prenait enfin forme et notre poivre du pauvre finissait par ressembler à s’y méprendre au plus beau roi que la forêt pouvait abriter lors d’une nuit givrée. La neige cotonneuse faiblement éclairée par un halo lunaire rasant finissait par ajouter à ce décor enchanté un effet surréaliste.
C’était mon premier cadeau, celui-là je l’avais mérité, et à lui seul, il comblait pratiquement toutes mes espérances. La nuit du réveillon était semblable à toutes les soirées en attendant le repas du lendemain qui, tradition oblige, était légèrement amélioré. C’est donc avec amour que ma maman me prépara, pour marquer de son empreinte ce qui devait être à ses yeux aussi un soir de réveillon, un bol de chocolat. Elle me le servit accompagné de larges tartines qu’elle avait généreusement recouvertes d’une délicieuse confiture maison de myrtille. J’avais couché en résonance phonétique sur une feuille une liste d’envies, cette symphonie sans fausse note paraissait interminable. Mon imagination dans ce domaine musical semblait n’avoir aucune limite. Avec délicatesse j’avais glissé cette missive aux grands airs d’espoir dans une enveloppe blanche, puis dans une de mes chaussures alignée au cordeau face au plus fier des conifères.

Il fallait, en bon enfant prévoyant, penser au vieil homme au traîneau qui dans sa longue tournée allait avoir froid et faim. Un bon verre de lait entier de la Blanchette aurait toutes les propriétés d’un bon remontant, et lui ferait le plus grand bien après un si long voyage. L’heure des songes enchantés allait bientôt sonner, et c’est après un petit papa Noël entonné par la voix douce d’une mère à l’écoute des moindres désirs de son rejeton que mes paupières allaient se fermer lentement, éclipsant d’un souffle léger ma conscience. J’étais enfin baigné dans un espace enneigé où mille carillons me berçaient avec délicatesse en m’éloignant lentement d’une douce réalité. Puis arrivait comme par magie l’instant solennel où, d’un pas décidé, je me dirigeais vers le coin rêvé aux multiples surprises ! D’un seul coup d’œil j’apercevais le verre vide de son contenu qui témoignait que le brave vieillard à la grande hotte ne m’avait pas oublié ! Mais où avait-il déposé les paquets renfermant mes cadeaux ? Mes chaussures étaient bien à leur place, et l’enveloppe avait bien disparu ! C’est à ce moment précis que j’ai entendu ma maman prononcer ces mots dont l’écho revient encore en moi comme dans une mauvaise fiction : - Tu sais, Maurice, j’ai vu le père Noël, il a pris ta lettre et tout en buvant ton verre de lait, il m’a expliqué qu’il n’était pas plus riche, hélas, cette année que l’année dernière, qu’il avait été obligé de donner ses jouets à des petits enfants bien plus pauvres que toi. Il te remercie pour ta délicate attention, il a laissé ces quelques oranges en témoignage de son passage. Avant de s’éloigner sur son traîneau tiré par deux superbes rennes, il a ajouté qu’il ferait son possible pour t’offrir un cadeau présent sur ta liste la prochaine fois, il m’a chargée de t’embrasser. Ces paroles aussi tendres que dures à entendre, puis à accepter, m’ont cependant rassuré. Le père Noël était très pauvre certes, mais il existait bien, c’était un personnage juste et droit, semblable en tous points à Dieu! Il ne m’avait pas oublié dans son immense tournée autour de la terre ! Cela suffisait à me rendre heureux et joyeux, à l’image de cette fête aussi mystérieuse que magique pour un petit homme…NOËL !
 
Récit N15

Une journée d’école à Capdenac dans les années soixante, le jour où tout a failli basculer !

Si vous avez l’occasion de balayer du regard cette cour d’école aujourd’hui, dites-vous que rien n’a vraiment changé depuis les glorieuses années où, petit écolier, je la parcourais brodequins aux pieds. Je vais essayer de vous décrire ce qu’était la vie des écoliers dans le courant des années soixante en ce haut lieu de la culture. Le portail en fer forgé s’ouvrait sur un espace sobre parsemé de petits platanes. Les instituteurs avaient pour habitude de parcourir cet espace clos dans d’incessants et curieux allers-retours, composés d’une marche avant et d’une marche arrière. Ce mouvement de balancier, dans une gestuelle bien huilée, ne pouvait jamais s’enrayer, Ils discutaient entre eux tout en surveillant les élèves. Ce mécanisme pouvait toutefois marquer un temps d’arrêt suite à une glissade ou à un télescopage accidentel.
L’enceinte en terre battue était en léger devers et la vitesse que prenaient les trois cents petites guiboles ne permettait pas toujours d’éviter les dures rencontres non sollicitées! Dans ces conditions extrêmes, les genoux couronnés n’étaient pas rares. A l’air libre, sans soins particuliers, les blessures finissaient toujours par cicatriser. Rapidement arrivait le fatidique son de la cloche actionnée par une chaîne solidement accrochée à une poutre du préau. Préau qui nous servait d’abri en cas d’intempéries, qui pouvait aussi offrir un de ses coins afin de permettre à un éventuel étourdi qui n’avait pas appris ses tables de multiplication de remédier à cet impensable oubli. Il lui suffisait pour cela de parcourir le dos du cahier qui faisait office de brouillon. Cette suprême punition durant la récréation nous permettait de prendre conscience que les études passaient avant l’amusement !
Nous pouvions aussi jumeler cette offense à notre dignité d’écolier par des tours de cour, les mains sur la tête ou derrière le dos. La pire de toutes ces sanctions restait celle où nous devions accomplir ce même outrage dans l’enceinte des filles! Une rangée de commodités turques bien pratiques, aux portes pleines mais ajourées par l’inexorable rudesse du temps, longeait un mur d’enceinte pratiquement infranchissable. Bien entendu, les filles et les garçons ne partageaient pas le même secteur d'études. En ces temps reculés, la morale prédominait sur tout, l’éducation nationale ne voulait pas, vous l'avez compris, s’exposer au moindre risque!Toutefois, ce contexte sobre qui prête aujourd’hui à sourire n'influait aucunement, rassurez-vous, sur notre imagination débordante.
La semaine scolaire s’étalait du lundi au samedi après-midi, nous rentrions le matin à neuf heures et nous quittions l’établissement à quatre heures et demie. Le jeudi, nous n’avions pas classe mais cela ne veut pas dire que nous étions au repos, nos parents nous trouvaient diverses occupations pratiques ! Lorsqu’on est entouré de champs et d’animaux, il y a toujours de quoi occuper un esprit épris d’oisiveté ! Les vacances d’été avaient une durée de trois trimestres par diverses activités ludiques mais aussi physiques. La rentrée autour du vingt septembre était consacrée aux billes que l’on achetait chez la Marinette. C’était une toute petite surface aux multiples gâteries pas très loin de l’entrée de l’école Saint-Louis. Le paquet de cent billes en terre avait une valeur marchande de cent francs, la bille était donc à un franc! Ce petit calcul rapide est là pour vous prouver que mon passage à l’école primaire n’a pas eu que des côtés négatifs. Les agates en verre aux reflets multicolores étaient à dix francs, il existait le boulard bien plus gros mais aussi la bille en plomb, nous pensions avoir une fortune en poche! Cette grande richesse se mélangeait souvent dans nos tabliers gris avec de succulentes châtaignes fraîchement ramassées puis grillées au feu de bois. Ce délicieux fruit très nourrissant à l’enveloppe épineuse était surnommé "le pain du pauvre". Il était largement utilisé dans nos campagnes et pouvait se conserver toute l’année. Aux petites mains il servait parfois de monnaie d’échange lorsque par malheur nous étions kuffés! "Sans billes".
Nos jeux étaient variés: soit on débutait une partie de triangle, soit on jouait au trou! Alors, les phrases aux timbres magiques fusaient de nos petites bouches : « Point de dégouline ! Point de patte! Je vais te kuffer! » Une suite de mots magiques que nous comprenions tous et qui nous permettaient de passer un très agréable quart d’heure. Nous entonnions un peu plus tard dans l'année les «Qui c'est qui veut jouer aux gendarmes et aux voleurs? » Ou le fameux :«Qui c'est qui veut jouer à trape trape? » Ces moments de liberté cependant passaient bien trop vite à notre gré! Certains élèves, dès leur arrivée le matin, étaient de corvée pour allumer le poêle à charbon. Une agréable chaleur était donc bien en place pour nous accueillir à l’instant même où la cloche sonnait le moment du grand rassemblement. En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, les rangs par deux se formaient dans un silence qui aujourd’hui paraîtrait surprenant, tant il contrastait avec la minute qui l’avait précédé. Devant la porte l’instituteur d’un signe autorisait l’accès à la salle de classe. Deux ou trois allées séparaient des petits bureaux à deux places où un petit banc solidaire servait d’assise aux élèves. L’odeur bien particulière de cette pièce réservée aux études emplissait nos narines. C’était un parfum olfactif difficile à décrire, fait d’un savant mélange de craie, d'encre, de gommes, de cahiers et de livres! Sans oublier l’odeur du chauffage aux effluves charbonneuses si particulières. À l’époque des machines à vapeur, nous nous étions habitués à ce type de confort passager! Nos fermes étaient équipées d’une cheminée avec un effet chaud devant, froid derrière pour faciliter le tirage et bien souvent la porte d’entrée restait ouverte pour éviter les émanations de fumée à l’intérieur de la pièce à vivre. L'académie de Toulouse, vous voyez, ne lésinait pas sur le bien-être de ses petits étudiants. Face à notre pupitre nous attendions patiemment l’ordre du maître qui nous ordonnait de nous asseoir. Cette phrase était suivie généralement d’un : « Sortez votre cahier du jour!». L’instituteur commençait alors la leçon de morale, très importante à ses yeux.
Après nous avoir expliqué les règles d’une bonne conduite sur divers sujets de l’existence, il prenait la craie et, dans une écriture faite de pleins et de déliés, le tableau s’incrustait de sages paroles. Une fois la phrase moralisatrice définitivement inscrite, nous devions la recopier à l’aide de notre plume légèrement humectée dans l’encrier. L’écriture est un art de nos jours oublié, je vous invite à consulter les anciens registres dans nos mairies pour en saisir les contours aux multiples facettes. Plume légère en montant puis accentuée dans sa descente, la lettre ainsi posée devient une œuvre d'une finesse admirable. Les taches ne sont pas admises, il faut beaucoup d’expérience et de doigté pour obtenir une récompense désignée par un Bien ou un Très Bien. Les uns après les autres, nous nous levons et toujours dans le plus grand calme, nous avançons vers la chaire et tendons le cahier ouvert à l’homme nanti d’une grande instruction. Il nous demande si l’on a bien compris ses explications du matin, et nous pose une ou deux questions à ce sujet, sa plume imbibée d’encre rouge parcourt les quelques lignes et en marge tombe par magie l’appréciation. Le bonheur, on le ressentait déjà dans un Assez Bien, alors, lorsqu’on atteignait le sommet de la récompense avec un Très Bien, inutile de vous décrire la fierté qui fusait en nous! Ainsi passait la journée où le français côtoyait les mathématiques, avec ces fameux trains qui partaient en gare de Capdenac vers Cahors à une certaine vitesse, mais qui, contrairement à la régularité exigée par la SNCF pendant cette glorieuse époque, n’étaient jamais à l’heure, et il fallait bien entendu dire à quel endroit ils allaient se croiser! Difficile, me direz-vous, sur une ligne à une voie! Les réserves d'eau n'étaient jamais étanches et d'astucieux vases communicants ajoutaient leur grain de sable à un résultat que nous devions trouver et qui nous faisait inévitablement bouillir les neurones ! Nous sortions une fois par jour l’ardoise pour du calcul mental et c'était à celui qui trouverait le bon résultat en premier! Il pouvait ainsi gagner un bon point ou une image! À ce jeu-là, certains d'entre nous montraient une certaine aisance. D’autres qui, au contraire, avaient sûrement déjà des facultés résolument tournées vers la littérature ne progressaient guère ! Heureusement la brave cloche actionnée grâce à une chaîne par l'élève de service venait, à intervalles réguliers, nous délivrer de ces prises de tète incessantes mais oh combien utiles et instructives
Le repas de midi que nous avait concocté avec amour la mère Closel arrivait à point. Nous faisions notre possible pour lui être agréable en l’aidant dans son service afin de pouvoir avoir accès à la réserve aux Petits-Beurres. Évidemment nous nous remplissions les poches sans le lui dire! Je n’appréciais pas la nourriture qui nous était servie. Sans être ni hindou ni disciple de Pythagore, je n'ai pas voulu toucher un seul morceau de viande pendant plusieurs années. L'esprit n'en était que plus alerte, aussi bien retrouvait-on le même régime dans la plupart des internats, c’est ce que m’ont fait comprendre les quelques années de pensionnat au lycée Champollion de Figeac! S’il faut en croire le philosophe Alain : "Il y a une odeur de réfectoire que l’on retrouve la même dans tous les réfectoires. Que ce soient des Chartreux qui y mangent, ou des séminaristes, ou des lycéens, ou de tendres jeunes filles, un réfectoire a toujours son odeur de réfectoire. Cela ne peut se décrire. Eau grasse ? Pain moisi ? Je ne sais. Si vous n’avez jamais senti cette odeur, je ne puis vous en donner l’idée; on ne peut parler de lumière aux aveugles. Pour moi cette odeur se distingue autant des autres que le bleu se distingue du rouge.
Si vous ne la connaissez pas, je vous estime heureux. Cela prouve que vous n’avez jamais été enfermé dans quelque collège. Cela prouve que vous n’avez pas été prisonnier de l’ordre et ennemi des lois dès vos premières années. Depuis, vous vous êtes montré bon citoyen, bon contribuable, bon époux, bon père ; vous avez appris peu à peu à subir l’action des forces sociales ; jusque dans le gendarme, vous avez reconnu un ami ; car la vie de famille vous a appris à faire de nécessité plaisir. Mais ceux qui ont connu l’odeur de réfectoire, vous n’en ferez rien. Ils ont passé leur enfance à tirer sur la corde ; un beau jour enfin, ils l’ont cassée ; et voilà comment ils sont entrés dans la vie, comme des chiens suspects qui traînent un bout de corde. Toujours ils se hérisseront, même devant la plus appétissante pâtée. Jamais ils n’aimeront ce qui est ordre et règle ; ils auront trop craint pour pouvoir jamais respecter. Vous les verrez toujours enragés contre les lois et règlements, contre la politesse, contre la morale, contre les classiques, contre la pédagogie et contre les Palmes Académiques ; car tout cela sent le réfectoire. Et cette maladie de l’odorat passera tous les ans par une crise, justement à l’époque où le ciel passe du bleu au gris, et où les libraires étalent des livres classiques et des sacs d’écoliers".

Après ces fortes paroles, et après avoir redressé mon ancienne casquette d’écolier un instant déstabilisée sur une tête vagabonde, je glisse avec vous vers la deuxième partie de la journée.
Elle était consacrée aux matières très importantes qui font travailler la réflexion et l’imagination. Nous avions des sujets de rédaction pas faciles à développer. Il m’en revient un à l’esprit : "Décrivez l’automne ». Les séances de vocabulaire que j’aimais bien étaient très animées aussi ! L’orthographe avec sa fameuse dictée d’environ dix lignes en CM2, truffée d’accords avec le verbe être et avoir, nous posait de sérieux problèmes! En effet, une faute entière comptait pour quatre points en moins sur vingt, la demi-faute sanctionnait un nom commun de deux points, la ponctuation et les accents oubliés, un quart de faute ! À ce régime on atteignait rapidement le zéro pointé avec cinq fautes! Mais peu importait la besogne, il nous fallait être fin prêts pour le jour où l’ordre nous serait donné de sortir nos cahiers de composition! Notre plus grand bonheur venait encore une fois de cette brave cloche qui, à quatre heures et demie, résonnait à nouveau afin de nous délivrer de ces interminables casse-têtes! On reconnaissait la sonorité du soir, l’élève qui tirait sur la corde y mettait tout son cœur! La sortie était accompagnée de cris joyeux sonnant la liberté dès que l’on passait le portail en fer forgé pour regagner nos foyers. Il est à ce propos un souvenir moins heureux qui est resté ancré dans la mémoire collective de beaucoup d’écoliers, enfin c’est ce que je pense ! Comme chaque jour, matin et soir, le car de la société Laurens se chargeait du ramassage scolaire. De Capdenac-Gare en passant par la Madeleine et au-delà de Foissac, les enfants empruntaient l’autobus dans un aller-retour journalier.

En cette fin d’après-midi, c’est donc la tête remplie de nouvelles connaissances que cinquante écoliers du cours préparatoire aux collégiens en classe de troisième, prenaient la route pour rentrer chez eux. Confortablement installés sur des sièges à l’assise ferme dépourvus de ceintures de sécurité, ils se trouvaient dans les lacets de la fameuse côte de Roquefort. Il n’y a pas jusque-là de quoi en faire un fromage, me direz-vous! Oui mais voilà, ce jour- là, le garagiste du coin essayait une nouvelle déesse de la route! Au tiers de la montée, dans un virage en courbe pas très accentué, ce bolide lancé à toute allure a eu la fâcheuse idée de percuter l’avant de notre bus! Dans une glissade miraculeuse, ce dernier s’est arrêté dans un mouvement de balançoire retenu en son centre par un brave chêne qui avait réussi l’exploit de prendre racine dans un coin où toutes plantes dites raisonnables hésitent à s’aventurer ! J’ai ressenti immédiatement une douleur vive au niveau du genou gauche qui s’est mis à saigner abondamment puis à gonfler. Heureusement cette blessure après consultation s’est avérée sans gravité. Seule une cicatrice attestera par sa présence l’instant où dans ma vie tout a failli basculer ! Des cris de frayeurs ont jailli de l’habitacle, le moteur du car a été immédiatement stoppé grâce au sang-froid du chauffeur à l’éternel béret basque. Ce brave père Laurens, comme on l’appelait tous, avait eu un réflexe béni, il venait de sauver sans le savoir encore l’ensemble de ses petits passagers ! Sous nos yeux effarés, un ravin vertigineux, gueule grande ouverte, nous tendait ses bras. Cet espace béant d’environ quatre-vingts mètres de profondeur baigne ses pieds dans le lit du ruisseau la Diège. Elle était prête ce jour-là à nous offrir en guise d’adieu son lit. Le car scolaire en équilibre précaire devait se vider sans tarder avant que l’impensable ne se produise. Heureusement, le maître à bord encore une fois a su organiser son évacuation dans le calme. La portière qui permettait la sortie habituellement s’ouvrait face au précipice. Nous avons emprunté logiquement celle du conducteur. Je ne vous cache pas toutefois que le temps que l’on a mis à quitter le couloir central au moment crucial de l'évacuation nous a paru interminable. Des craquements inquiétants saccadés rythmaient notre future délivrance, et nos yeux évitaient de se focaliser vers l’espace diabolique qui nous aurait condamnés à une mort certaine. J’ai, grâce à mon ami instituteur, retrouvé l’endroit précis où a eu lieu le télescopage et le saint arbre qui a permis la survie de très nombreuses âmes, bien trop jeunes pour quitter le monde des études! Eh oui, il existe encore, son tronc robuste défie les années avec grâce et dans une révérence dont il a le secret. Il se rappelle à nous en tant que sauveur à l’écorce providentielle.
 
Récit 16

Anselme et Cyprien

Anselme, le fossoyeur croque-mort bien connu des gens du pays, et Cyprien, notre voisin le mendiant vers la fin des années cinquante.

Ce brave Anselme le fossoyeur fait partie des personnages qui ont marqué de leur empreinte la région qui les a vus naître. Qui ne connaissait pas Anselme? Aussi blanc que la farine du meunier, ou les fidèles clients qu’il transportait jusqu’à leur dernière demeure. Il était d’une maigreur qui ferait pâlir de jalousie tous les mannequins d’aujourd’hui ! Il faut dire qu’il travaillait beaucoup, l’époque que l’on traversait n’était pas avare avec lui, le glas sonnait souvent, un coup signifiait qu’une femme nous avait quittés, deux coups, qu’il s’agissait d’un homme. Notre terrassier, muni d’une pelle, a passé sa rude vie à faire des trous de toutes les dimensions, contrairement au poinçonneur de la Porte des Lilas. C’était un brave, comme l’on en rencontre peu, fort en répartie ; d’ailleurs, pour asseoir son statut, il ne manquait pas de mentionner son passage à l’école primaire. Il se plaisait, lorsque mon père croisait sa route funèbre, de lui rappeler qu’il avait bien connu son frère le professeur de lettres et lâchait alors cette phrase forte et sans compromis : «Je suis été à l’école avec ton frère Roger !» Il ne manquait jamais une occasion de discuter un moment avec le curé du village en le harcelant de : « Putain de moine, monsieur le curé!». Un soir d’été, il s’était rendu à Capdenac récupérer un cercueil sur mesure chez le menuisier en prévision de la mort de la pauvre mère Couderc qui avait, disait-on dans le coin, "perdu la tête!" Il se doutait bien, par rapport à sa grande expérience, que le fameux bouillon d’onze heures allait lui être servi prochainement. C’était un fossoyeur très prévoyant et, comme on le dit souvent actuellement, mieux vaut avoir un coup d’avance ! Là, il en avait deux! La dame étant de forte corpulence, il avait pris soin de creuser une grande fosse au cimetière ! Elle était fin prête à accueillir la future défunte ! C’était une après-midi où la lourdeur atmosphérique laissait présager une soirée électrique. Vous savez, celle qui vous oblige à marquer un arrêt à tous les troquets que vous trouvez sur votre parcours pour vous désaltérer ! Ce qui devait arriver arriva ! Alors qu’il était à mi-chemin sur le retour vers le clocher de l’église, il fut confronté à un violent orage qui le plongea en un instant dans un milieu sombre aux ombres lugubres ! Sa vieille jument grise Coquette connaissait la côte de Roquefort sur le bout de ses sabots, des déluges elle en avait essuyés bien d’autres et sûrement des pires! Au fil des années, elle avait fini par enregistrer les habitudes d’Anselme et, rapporte t-on au pays, elle s’arrêtait en face de tous les bistrots de la région sans que son maître éprouve l’utilité de lui en donner l’ordre. Patiente comme les morts qu’elle transportait, elle attendait que son cocher se soit bien désaltéré. Brave dans l’âme, notre croque-mort avait toujours dans la réserve de la charrette un seau d’eau pour sa Coquette monture. Il n’y avait pas à se préoccuper du taux d’alcoolémie à l’époque ni de la vitesse excessive, l’attelage pouvait ainsi lanterner sereinement, même si son conducteur était ivre mort.

Mais revenons là où nous avions laissé Anselme ! Quand on fait face aux éléments qui se déchaînent, il faut réagir vite, surtout sous une pluie battante éclairée seulement par les flèches que lançait le diable ! Il décida de profiter d’un abri providentiel et se glissa dans le cercueil. Il ne tarda pas à s’endormir, la journée avait été arrosée elle aussi, comme je viens de vous l’expliquer ! Ce convoi exceptionnel s’il en est continuait sa route sereinement malgré les éléments quand soudain une salve de coups de klaxons à réveiller un mort couvrit le grondement du tonnerre ! Notre homme sursauta dans la boîte, se cognant au passage au couvercle qu’il soulevait d’une main tout en se frottant la tête de l’autre, hurlant sa douleur au grand air, blanc comme un linceul ! Nos automobilistes, voyant ce cadavre fantomatique ébloui par les phares de leur voiture se ranimer sous leurs yeux, furent pris d’une frayeur soudaine et après un demi-tour digne des meilleurs films d’action hollywoodiens, prirent la fuite ! Anselme, lui, n’a jamais su expliquer le comportement bizarre et surtout indigne de ces personnes étrangères à la région en manque total d’éducation. Ce brave courageux est mort au cimetière du Mas du Noyer occupé à creuser une fosse pour son prochain client. Le jour de son enterrement, tout le village suivit le corbillard tiré par la brave Coquette et rien ne semblait avoir changé ! Anselme était derrière et elle, devant !

Un deuxième pauvre gravitait dans la région, il connaissait les lieux comme sa poche trouée, couvert de haillons. Je ne lui ai jamais connu une autre tenue, il la portait même pour les obsèques de sa pauvre femme "la Virgile". Il vivait de misère avec son amour dans une vielle bâtisse au fond d’une grange, où seul un morceau de toit qu’il entretenait annuellement les abritait des intempéries. Cyprien passait régulièrement nous proposer des escargots, des châtaignes et un tubercule prisé par les riches aujourd’hui, que l’on nomme la truffe. Bien que presque aveugle, il n’avait pas son pareil pour trouver l’or noir du Quercy, ce pauvre hère! Nous étions ses amis, il venait à la maison pour troquer sa marchandise, et il repartait avec quelques sous après avoir partagé une bonne soupe campagnarde. Ma grand-mèr qui était une excellente cuisinière l’invitait souvent à déguster des mets dont elle avait le secret. Au menu elle servait des plats régionaux, escargots à l’oseille, truffes fraîchement cueillies. Tiens, à ce propos, voici une recette très facile à réaliser, je vous en dévoile aujourd’hui les ingrédients. Elle était d’ailleurs mentionnée dans un ancien livre de cuisine du début du siècle dernier ! Vous prenez un kilogramme de truffes du Quercy, vous les coupez en très fines tranches, vous assaisonnez légèrement avec de l’huile, du vinaigre et une pincée de poivre, vous dégustez, c’est excellent ! Ainsi les pauvres d’avant pouvaient-ils se régaler avec des assiettes aujourd’hui réservées aux riches. Un kilogramme de truffes se négocie actuellement sur le marché de Lalbenque entre huit cents et mille deux cents euros.

Revenons à notre brave homme. Un jour, les pompiers sont venus le prévenir d’un drame qui venait de se produire au passage à niveau de la Madeleine. Sa pauvre aimée, la Virgile, sourde comme un pot, avait été la malheureuse victime d’une satanée bête noire et ce jour-là pourtant, un train n’en cachait pas un autre ! Notre brave Cyprien, en devinant les restes éparpillés de sa chère épouse, a eu cette phrase mémorable qui en disait long sur leur vie amoureuse !…En patois traduit.… « Milladiou…Aqueste cop ela comprès »!. « Ce coup-ci, elle a compris !»
 
Celle-là me plaît bien!

Si nous mettons beaucoup de nous-mêmes dans notre regard, et dans notre apparence extérieure, si un paysage peint parfois notre état d’âme, il faut convenir que nos gestes, et quelquefois même nos paroles, ne suffisent pas pour exprimer toute notre vie intérieure, et profonde.
 
Récit N17

Cyprien, notre voisin le mendiant

En ces temps difficiles, la mendicité n’était pas interdite !

Aujourd’hui je vais vous parler à nouveau de notre voisin et ami Cyprien, né d'une famille misérable de mémoire ancestrale, à qui on n’avait jamais connu un autre statut que celui de mendiant. Il n'y avait, il faut bien le reconnaître, aucun déshonneur à vivre de mendicité en ces temps abolis! Avoir la main tendue ne posait pas de problème, les riches n’avaient pas honte des pauvres et les pauvres ne rougissaient pas de leur indigence. Ils n’enviaient absolument pas leur richesse. La misère était omniprésente, on pouvait être plus ou moins pauvre, on vivait ainsi sans en faire un drame ou encore moins un mélodrame !

La pauvreté curieusement n’étonnait personne, elle ne blessait personne, bien sûr je vous parle d’une période, encore une fois pour que vous n’en soyez pas étonnés, depuis très longtemps révolue. Jadis ces vagabonds sillonnaient nos campagnes, les effluves olfactives printanières comme par enchantement les sortaient de leur torpeur hivernale dans le coin d’une grange où ils hibernaient tels des ours dans la paille ou dans le foin. La besace accrochée à la taille, la barbe surabondante, la bouche édentée, illettrés, habillés de haillons, ils partaient à la recherche d’un peu de travail pour un croûton de pain ou pour un simple verre de vin. « Où il y a du pain et du vin, le Roi peut venir » disait un proverbe, et on se contentait de cette maigre richesse ! Le Cyprien de mon enfance était si malheureux que je pensais qu’il n’avait jamais eu de parents.

Il avait vu le jour comme eux sur un lit de fourrage pressé par la lourdeur des années, L’accoucheuse de service, la mère Puech, était venue délivrer sa pauvre maman ! Inutile de vous dire que le travail s’était déroulé sans anicroche ce jour béni ! Les communes avaient une flopée de spécialistes, des praticiens reconnus d’utilité publique par les habitants, mais dépourvus de diplômes bien évidemment. Du guérisseur au rebouteux, en passant par la sage-femme désignée, la préposée aux piqûres et à la fin de son existence, la visite du croque-mort ! Les gens du pays jouissaient ainsi d'un multi-service à domicile gratuit ou presque! Il arrivait cependant que les événements ne se déroulent pas comme on l’aurait imaginé ou du moins souhaité. Ainsi une naissance pouvait-elle avoir des conséquences dramatiques ou au minimum très ennuyeuses. Un enfant, par manque d’oxygène, pouvait mourir ou au mieux devenir l’idiot du village. Le pire se produisait quand la mère et le bébé ne survivaient pas à cette redoutable épreuve.Parfois c’était soit l’un, soit l’autre, une loterie morbide dont on se serait bien passée!
Pour notre ami Cyprien, le miracle de l’existence n’avait posé aucun problème, enfin presque, il allait souffrir d’une malvoyance héréditaire, mais grâce à Dieu, il n’allait pas être sourd comme sa pauvre mère! Ainsi ses parents allaient-ils pouvoir goûter aux joies que procure la maternité. J’ai mis cependant longtemps à me faire à l’idée de cet état de fait! Je n’imaginais pas qu’il ait eu, enfant, une famille. Il s’appelait Cyprien et cela suffisait amplement à mes yeux, pourquoi se serait-il embarrassé d’un patronyme ? Je ne vous cache pas ma déception quand j’ai appris qu’il avait un papa et une maman comme moi. Sa génitrice, sans perdre de temps, l’avait initié à son futur métier de mendiant, et tout petit, il la suivait et l’imitait dans une gestuelle parfaite! Lorsqu’on appartient à une généalogie de mendiants, on bénéficie de gènes qui permettent d’être armés pour affronter ce type de comportement. Il représentait un tout, semblable à ces personnages dont on parle parfois dans les livres sacrés qui se suffisent à eux-mêmes. Il pouvait très bien ne pas avoir d’ascendance ; sa présence sur terre elle seule n’avait à souffrir d’aucune explication ! C’était Cyprien l’unique, mon Cyprien, notre Cyprien, le mendiant mythique de la vallée du Lot.
Cyprien avait une manière bien particulière de s’habille.Il avait la fâcheuse habitude d’empiler sur sa carcasse les vêtements qu’on lui donnait. Dans cet accoutrement, il adoptait sans le savoir la physionomie d’un Vendredi tous les jours de la semaine ! Il superposait même les couvre-chefs sur sa tête qui finalement ne paraissait pas dégarnie par rapport à son âge ! D’ailleurs, quel âge avait-il ? Personne au pays n’était en mesure de répondre précisément à cette question ! Lui-même le savait-il ? Sa manière de se vêtir à l’aveugle avait l’avantage de libérer ses mains, ce qui est essentiel pour un mal voyant qui cherche sa route à tâtons, et qui en plus tend la main pour quémander une misère! Cyprien était un redoutable chercheur d’escargots. Du petit gris au bourgogne, très peu avaient la chance de lui échapper, même s’ils le voyaient arriver de loin avec leurs grandes antennes ! L’inverse n’était pas vrai, vous devez vous en douter ! Il venait les proposer régulièrement à ma grand-mère Marceline qui les mettait à dégorger dans une grosse réserve grillagée d’eau salée. Elle lui donnait alors quelques sous en échange, ou lui troquait ce trésor contre d’alléchantes victuailles. Parfois, elle l’invitait à venir les déguster quelques jours plus tard. Ces mollusques à cornes et à coquilles préparés à l’oseille étaient succulents, c’était de toute évidence à notre tour de baver devant eux avant d’être copieusement servi ! A une personne du pays, un jour d’automne, Cyprien lança : -Vau castanar ! Je vais ramasser des châtaignes. - Et comment pourras-tu les trouver, tu oublies que tu es presque aveugle ? Il lui répondit du tac au tac en grand expert en la matière : - Los mens uelhs ne'm sèrven pas ad arren, qu'ei dab los pès que'us senti! -Mes yeux ne servent à rien, c’est avec les pieds que je les sens !».

Cyprien avait des parcours bien à lui, il passait souvent par Capdenac où, une fois, il avait donné une très mauvais image de lui car il était ce jour-là, dit-on, habité par le démon ! Echo des paroles rapportées par les badauds qui avaient assisté à ce spectacle très désolant, vous en conviendrez avec moi!! Jugez-en plutôt au récit de cette scène burlesque ! Un jour qu’il était ivre mort, parce que des paysans mal intentionnés lui avaient offert du vin en abondance, et que tout le monde était inquiet pensant qu’il avait rendu l’âme, tant son attitude rappelait un début de coma éthylique, il reprit soudain connaissance en remuant ses membres engourdis! Chaque voyeur impuissant poussa à cet instant un ouf de soulagement et remercia le Seigneur pour sa grande générosité! Soudain, profitant de ce miracle inattendu, son visage s’illumina ! Illumination encore une fois attribuée au Ciel qui permettait d’afficher aux aveugles ce sourire si caractéristique : - Gara ! soupira-t-il en extase, me caldrià una drolleta ! - Maintenant, il me faudrait une fillette! Tous les témoins de la scène biblique prirent la fuite, offusqués par ces paroles sataniques, mais tout de même rassurés sur le sort de ce pauvre hère. Il se rendait tous les ans à la foire de la commune de Faycelles, il faisait l’honneur de sa visite aux villageois, c’était à sa façon un prince en déplacement. Personne n’aurait pensé d’ailleurs une seconde qu’elle puisse avoir lieu sans lui ! L’annonce de son arrivée se répandait comme l’écho de la cloche perchée au sommet de l’église.
Les enfants à la sortie de l’école se précipitaient pour aller à sa rencontre. Moqueurs parfois, ils imitaient le vrombissement des voitures, ce qui le mettait hors de lui ! Il faut dire qu’un jour encore plus sombre que les autres, une de ces satanées automobiles avait tué son brave chien Loustic auquel il tenait comme la prunelle de ses yeux, si vous me permettez cette expression quelque peu déplacée!

Etait-ce un signe du destin? Le jour où Cyprien a cessé de venir, la foire a décliné, puis a fini par s’éteindre! « Post hoc, propter hoc ? » « A la suite de cela, donc à cause de cela » Relation de cause à effet ou pure coïncidence, mieux vaut ne pas essayer de trancher, afin de rester un très bon Catholique ! C’était un homme important finalement. Au pays, il présidait près du monument aux morts au centre des villages. Assis sur les marches du calvaire de pierres de Loupiac ou de Faycelles, il siégeait sur son trône au carrefour des quatre chemins! Cyprien tenait conseil au milieu de sa cour d’écoliers, il n’était pas rancunier ! Venaient se mêler à ce curieux colloque quelques paysans et mauvaises langues qui ne manquaient pas l’occasion de le harceler de questions indiscrètes. Ses réponses étaient très pertinentes et souvent l’interlocuteur se trouvait bien embarrassé, démonté par une verve à toute épreuve qu’il n’avait pas vu venir! Que ce soit dans son fief de Causse et Diège au lieu dit les Cazalous ou dans le secteur de la Madeleine, et cela jusqu’au clocher des principaux villages, il avait trouvé des âmes sensibles à son statut de misérable ! Rosalie, Marceline, Justine et la Maria lui ouvraient leur cœur en le faisant profiter d’une charité exemplaire ! Ce n’était pas pour autant un profiteur, il n’arrivait jamais les mains vides. Dans son petit sac en jute se trouvaient tous les trésors que la nature généreuse offre aux chercheurs avertis au gré des saisons. Dans cette précieuse réserve pouvait se cacher l’or noir du Quercy, des cèpes, des châtaignes, des noix, ou encore des mûres et des fraises des bois. À Loupiac, un jour, il rencontra une petite fille et lui proposa de lui offrir justement ces précieuses perles roses, pur nectar des forêts. Ne sachant pas où les mettre, il eut l’idée de les déposer dans son joli chapeau blanc. Inutile de vous faire un tableau de l’état de la coiffe de la fillette quand, fière de cette offrande, elle déposa la précieuse marchandise en arrivant chez elle avec ces heureuses paroles : « C’est Cyprien, le mendiant qui me les a données !». Il trouvait dans cet échange de bons procédés, une ouverture enrichissante en élevant son âme pure de mendiant.

Cyprien a eu une fin tragique, aussi douloureuse et dramatique que celle de sa pauvre Virgile, son amour. Souvenez-vous, elle avait été la malheureuse victime d’une satanée bête noire au passage à niveau de la Madeleine ! La dernière fois que j’ai entendu parler de lui, c’était par la voix de mon père qui a répondu à ma question : - On ne voit plus Cyprien depuis longtemps, où est-il ? - Tu sais, Maurice, il était âgé, il vivait dans une très vieille grange où un seul coin de toiture l’abritait. Cet hiver, il a voulu replacer quelques tuiles pour qu’il ne lui pleuve pas dessus et il a fait une chute mortelle ! On n’a rien retrouvé de lui, à part quelques os, les rats l’avaient entièrement dévoré ! Ainsi finit tragiquement la vie de notre ami Cyprien, le mendiant, qui marqua de son empreinte de pauvre et de riche à la fois mon incroyable jeunesse. Ce destin, aussi horrible était-il, ne m’a cependant pas étonné, Cyprien habitait derrière le moulin à eau sur la route qui mène à Cajarc. Mes parents et moi, accompagnés de Pompon le percheron, nous nous étions rendus dans ce grenier à blé récupérer quelques sacs de farine plusieurs mois avant ce drame. Chaque ferme avait son four à pain et nous avions l’habitude de confier une partie de notre récolte à moudre au brave minotier d'en face. C’est là que j’ai vu le plus de rats de ma vie, Ils crépissaient le pan du mur à l’entrée de la meunerie, mon chat lui-même aujourd’hui n’en reviendrait pas ! Pour me rassurer, l’homme, aussi pâle que du blé concassé, en attrapa un par la queue. L’animal, surpris, n’eut cependant aucun mouvement de défense et dans un ample geste, notre homme le balança dans le remblais en contrebas ! -Vous boirez bien un café ? Je n’ai pas eu le temps de dire non! non ! à ma mère que notre broyeur de grains avait déjà lancé cette phrase à sa brave femme : - Prends le balai et fais sortir les bestioles de la cuisine ! Elle pénétra dans la pièce et à grands coups de manche, elle fit sortir une bonne dizaine de rongeurs bien portants. Je me souviens d’avoir attendu la fin de la dégustation le,s jambes levées une fois à l’intérieur de la pièce, afin d’éviter les quelques animaux domestiqués qui avaient esquivé la sortie précipitée et qui circulaient encore dans la pièce ! Tout cela pour vous dire que ce vertébré, souvent considéré comme répugnant, est intelligent et sociable à l’image de son ennemi le chat lorsqu’il cohabite avec l’homme, aussi docile et brave que son cousin tout blanc qui sert de cobaye dans les laboratoires ! Cette scène surréaliste, vous en conviendrez encore une fois avec moi, je ne l’ai jamais observée dans un quelconque film!