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Saturnin (histoire vraie)

babyfruit

Grand poète
#1








Saturnin Poulard habitait au cinquième étage d'un immeuble vétuste situé au numéro 23 de la rue des pruniers, juste en face du cimetière du Père-Lachaise.

C'était un petit homme d'une soixantaine d'années, d'aspect chétif et misérable, atteint d'une calvitie qui lui laissait subsister au sommet du crâne une curieuse houppe, lui conférant l'allure d'un iroquois.

Du reste, dans l'immeuble, on l'appelait l'indien.

L'originalité du physique de Saturnin Poulard ne s'arrêtait pas là. Il était rendu difforme par une bosse monumentale qui lui faisait ployer l'échine, à tel point que son nez touchait presque terre.

Affublé de tant de disgrâces, d'autres que lui se seraient retirés du monde, auraient vécu confinés dans quelque cloître isolé afin de répandre toutes les larmes de leur corps. Saturnin, lui, n'éprouvait pas de complexes. Il tirait même profit, comme on le verra plus tard, de sa conformation singulière.

Il était célibataire, aucune aventure amoureuse ne lui ayant jamais été prêtée.

Il vivait seul donc, en compagnie d'une bonne douzaine de chats ramassés ça et là, au gré de ses pérégrinations nocturnes. Car voilà, Saturnin faisait les poubelles. Mais ce qui pour certains, ne constitue qu'un aimable passe-temps, devenait chez lui l'objet d'une véritable industrie.

Dès la tombée du jour, à peine les premières bennes traînée par l'armada habituelle des concierges parisiens fleurissaient-elles sur les trottoirs, que Saturnin commençait sa prospection. Il les connaissait toutes dans un périmètre qui s'étendait bien au delà des rues avoisinant son domicile.

Il n'était pas rare en effet qu'il pousse une pointe jusqu'à la place de la Nation. Son empire s'étalait en fait à l'infini et Saturnin, chaque soir, éprouvait un vif sentiment de jouissance lorsqu'il passait ses troupes de poubelles en revue. Tout comme un général, il avait ses bons et ses mauvais sujets. Certaines poubelles, toujours les mêmes d'ailleurs, ne lui rapportaient rien. C'était à croire que les habitants des immeubles qui les remplissaient, se nourrissaient uniquement de gravats, de chutes de polystyrène ou de couches culottes usagées. Il n'y trouvait jamais rien d'autre. Saturnin n'avait pas un estomac délicat mais tout de même…Il avait fini par les délaisser, se contentant de lâcher une bordée de jurons à l'adresse de leurs propriétaires lorsqu'il passait devant.

D'autres, au contraire, lui livraient régulièrement des trésors. Il les choyait celles-là. Il leur susurrait des mots tendres. Il s'abandonnait même à de furtives caresses qui rendaient perplexes les quelques passants surprenant son manège.

C'était presque toujours à la devanture des petites épiceries maghrébines qu'il faisait ses meilleures découvertes. Des fruits, des légumes impropres à la vente achevaient de pourrir dans des cageots qui formaient des pyramides branlantes le long du trottoir. Saturnin s'en délectait.

Mais la recherche de nourriture n'était pas le seul but de ses longues équipées nocturnes. En fait, il mangeait fort peu , il suffisait de voir sa frêle carcasse.

Saturnin Poulard jetait son dévolu sur quasiment tout ce qui pouvait contenir une poubelle. Cela allait de "la semaine de Suzette"au bout de canalisation en plomb en passant par la paire de chaussures éculées et la poupée unijambiste. C'était à chaque fois une véritable liste à la "Prévert", un amoncellement d'objets disparates qui trouvaient place dans sa poussette de marché, vieille haridelle en ferraille, rafistolée au fil des ans, qu'il emmenait toujours avec lui.

Trotte-menu, il progressait sans cesse, furetant partout, fouillant le moindre recoin, l'encoignure la plus étroite, guidé par son nez à fleur de bitume. On eût dit un chien de chasse en train de flairer une piste.

Enfin, lorsque la carriole était pleine, à tel point qu'on n'eût pu y caser encore un œuf, il reprenait à regret le chemin du retour, persuadé qu'il abandonnait sur sa route bon nombre de richesses.

Qu'elle lui semblait éloignée à ce moment la rue des pruniers! Plus voûté, plus chaotique que jamais, il marchait à grand peine, traînant son pesant fardeau. Epuisé par l'effort, il s'arrêtait parfois. Mais sa fatigue s'évanouissait vite quand il songeait à l'abondance de son butin. Il repartait alors de plus belle, des idées de fortune plein la tête. De temps à autre, la clarté soudaine d'un réverbère l'arrachait à la pénombre et projetait sa silhouette de croque-mitaine sur l'asphalte.

La nuit était toujours fort avancée quand il arrivait devant la façade blême de son immeuble
. Il lui restait à gravir sans bruit les quatre vingt dix marches qui menaient au cinquième étage. Il redoutait par dessus tout le passage devant la loge de la mère Bridouille. Celle-ci était la concierge de l'immeuble depuis des temps immémoriaux. A tel point qu'aucun locataire, même parmi les plus anciens, ne se rappelait avoir connu une autre gardienne. Non pas que la mère Bridouille fût très âgée, mais elle faisait, comme on dit, partie des murs…

C'était une grosse bonne femme approchant maintenant la cinquantaine. Orpheline, elle avait commencé à travailler très jeune. Le numéro 23 de la rue des pruniers avait été sa première place de concierge. Elle y était restée. Les locataires s'étaient habitués à sa silhouette massive, à ses coups de gueule qui faisaient trembler les vitres de sa loge.

Elle vivait seule, ne s'étant jamais mariée. Quand on la regardait attentivement, on devinait encore en elle les traces d'une certaine beauté. Mais les traits fins de son visage étaient enrobés de graisse. L'accumulation des servitudes l'avaient rendue difforme.

Toutefois, l'éclat de ses grands yeux noirs subsistait. Et quand elle se mettait en colère, ils s'allumaient, jetaient des braises, incendiaient sa victime qui ne trouvait son salut que dans la fuite. Maintes fois, Saturnin avait eu à affronter l'ire de la terrible mère Bridouille. "Des locataires comme ça, c'est une honte! Toujours à traîner n'importe quelle cochonnerie ramassée on ne sait où. C'est pas permis d'être aussi sale! Sans compter les maladies…Pour sûr, y doit avoir au moins le sida!…"

Ces propos peu amènes, répétés dix fois par jour, étaient en général accompagnés de quelques vigoureux tournoiements de balai qui ne laissaient guère planer le doute sur la destination auxquels ils étaient affectés.

Saturnin était le seul occupant du cinquième et dernier étage de l'immeuble. Cet étage était son domaine, personne d'autre que lui n'y accédait. La mère bridouille et son cortège de brosses et de balais ne s'y aventurait jamais. Du reste, il suffisait de regarder l'escalier pour s'en persuader.

Jusqu'au palier du quatrième étage, il fleurait bon l'encaustique. Les marches qui rutilaient sous une épaisse couche de cire semblaient dire au visiteur: les locataires de cet immeuble sont des bourgeois honnêtes, vertueux et respectables. Un observateur peu scrupuleux aurait arrêté là son point de vue et aurait conclu de la bonne moralité des habitants du numéro 23 de la rue des pruniers.

Cependant, une personne plus perspicace se serait inquiétée de la présence d'un gros carton oublié dans un coin du palier. Ce carton qui obstruait à dessein l'accès au cinquième étage marquait une frontière.

Derrière lui s'ouvrait le pays de Saturnin. En fait, même si cette borne de fortune n'avait pas existée, quiconque se serait risqué en cet endroit aurait eu conscience de pénétrer dans un monde à part. A la belle teinte dorée de la cire d'abeille avait succédé une méchante croûte grisâtre, indéfinissable, qui recouvrait les marches sur toute leur surface.

Les murs aussi semblaient gagnés par une soudaine lèpre. La peinture qui cloquait ça et là, mettait à nu de larges écaillures. Les araignées traquées dans les étages inférieurs par les balais de la mère Bridouille, y avaient établi leur atelier de tissage. Patiemment, elles avaient confectionné un voile fin qui drapait le haut de la cage d'escalier, comme pour masquer les infirmités des murs. A travers l'unique fenêtre, le jour perçait à peine tant le carreau était enduit de crasse et de chiures d'insectes. Néanmoins, quand il faisait soleil, un mince rayon parvenait à filtrer. C'était une étincelle de vie dans ce lieu abandonné.

Un amas d'objets divers encombraient le palier du cinquième étage: des piles de journaux aux feuilles jaunies, une lessiveuse, une ribambelle de bouteilles vides disposées en rangs d'oignon.

Il y avait aussi dans ce bric à brac, un vieux costume de flanelle gris souris suspendu à un balai en guise de portemanteau. Lorsque la nuit tombait, la lune (l'ampoule électrique de l'étage grillée depuis longtemps n'avait pas été remplacée), lui conférait un aspect fantomatique peu propice à rassurer l'éventuel visiteur.

Le palier ne comportait qu'une seule porte. Celle de l'appartement de Saturnin. Elle avait dû être jadis teintée d'acajou comme les autres portes de l'immeuble. Seulement, au fil des années, l'éclat du vernis s'était estompé et avait laissé place par endroits à un manteau de poussière si épais qu'on eût dit du velours.

Sur une étiquette défraîchie, on pouvait encore lire en belles lettres gothiques tracées à l'encre pâle: Saturnin Poulard fonctionnaire. Ce simple bout de papier levait donc un mystère.

Toutefois, il est probable qu'aucun des résidents de l'immeuble en ait eu connaissance et appris de ce fait que celui qu'ils appelaient "l'indien" était un paisible commis d'écritures de première classe au ministère des anciens combattants et des veuves de guerre.

L'appartement de Saturnin, tout comme ces maîtresses fidèles qui ne dévoilent leurs charmes qu'à l'être aimé, ne s'ouvrait qu'à son propriétaire. Ainsi, la ville de Paris possédait sans le savoir un musée original pour la visite duquel certains touristes américains ou japonais eussent payé très cher. Mais, il y a fort à parier que l'humeur profondément misanthropique de notre ami ne se soit jamais accommodée d'une telle idée. Il aimait trop la solitude pour supporter à longueur de journée une présence étrangère sur son territoire, dût-elle lui rapporter quelques subsides. La compagnie de ses chats lui suffisait largement.

Saturnin jouissait donc seul égoïstement de son domaine dans lequel il engrangeait jour après jour le fruit de ses patientes recherches. Il détenait sans doute la plus belle collection d'immondices de la capitale. Cette passion dévorante, il la nourrissait depuis une trentaine d'années.

Des cartons par centaines s'alignaient en murailles, dissimulant les murs, aveuglant les fenêtres, transformant l'appartement en un gigantesque labyrinthe.

Elle avait beau être d'une maigreur excessive, la carcasse de Saturnin devait éprouver de la peine à se frayer un chemin à travers ce dédale. Certains cartons éventrés laissaient entrevoir leurs trésors: tantôt des livres de classe au programme suranné, tantôt les entrailles métalliques d'une machine à coudre centenaire…Mais la plupart, solidement ficelés, gardaient tout leur mystère.

Des piles de journaux s'élevaient, formaient des montagnes dont les sommets branlants menaçaient de s'effondrer à chaque instant. On y trouvait notamment une collection variée de magazines féminins: "l'écho de la mode", "bonne soirée", "femme d'aujourd'hui"…Le charmant sourire des mannequins qui éclairait leur couverture apparaissait comme une vaine tentative pour conjurer la sordidité du lieu.

Une nuée de mites survolait ce fourbi. Elles étaient à leur affaire parmi cette pléthore de papier. On les distinguait à peine mais on imaginait sans mal leur activité incessante.
Enrobés dans leurs draps de fine poussière, les rares meubles existant dormaient d'un sommeil tranquille. Un buffet Henri II, rongé par les vers, trônait le long d'un mur. Il supportait une énorme caisse en bois remplie à ras bord de tubulures de cuivre, de bouts de ferraille issus des chantiers alentour. Deux chaises au cannage éventré et une table ronde toute de guingois achevaient de procurer à l'ensemble un aspect misérable. Seule des pièces de l'appartement, la cuisine échappait quelque peu au capharnaüm ambiant.

Les nombreux chats de Saturnin y avaient élu domicile, attirés sans doute par la fraîcheur qui y régnait. En effet, une fenêtre toujours ouverte donnait sur le balcon et leur permettait de temps à autre d'ingurgiter un bol d'air pur.

A en juger par leurs fréquentes allées et venues, ils devaient éprouver un goût certain pour ces brèves escapades. Il est vrai que l'atmosphère de l'appartement, surtout en été, devenait irrespirable. Les effluves de centaines de poubelles se trouvaient concentrées dans cet espace restreint de quelques mètres carrés.

Ca et là, des cartons exhalaient des odeurs fétides qui même pour le museau du chat, n'offraient rien d'agréable. Des relents nauséeux s'infiltraient dans la cage d'escalier et gagnaient peu à peu les étages inférieurs.

L a mère Bridouille, le nez pincé, combattait cette pestilence à l'aide d'un déodorant parfumé à la lavande qui ne la quittait jamais. Mais elle avait beau s'évertuer, elle ne pouvait lutter à armes égales contre les miasmes putrides qui flottaient dans l'air. Il subsistait toujours les traces d'une puanteur qu'en désespoir de cause, pour ne pas nuire à la bonne respectabilité de l'immeuble, on avait fini par mettre sur le compte d'un branchement défectueux des égouts du quartier.

Depuis le temps que Saturnin habitait l'immeuble, l'appareil olfactif des locataires s'était accoutumé à cette odeur. Il n'y avait guère que la mère Bridouille qui ne décolérait pas en affirmant à qui voulait l'entendre que les cochons élevés par sa cousine en Bretagne sentaient la rose à côté. Parfois ces propos discourtois arrivaient jusqu'aux oreilles de Saturnin, mais celui-ci, peu soucieux d'entamer une polémique relative à son hygiène corporelle, prenait le parti de filer à l'anglaise.

L'attrait de Saturnin pour les détritus n'avait d'égal que celui qu'il vouait à son ministère. Si l'on voulait bien faire abstraction de son aspect extérieur, il n'était pas loin de personnifier le fonctionnaire parfait.

Affecté au bureau de archives depuis trente-huit ans, il connaissait son travail sur le bout des doigts. Il était ainsi capable de dénicher en quelques secondes le dossier de n'importe quel tirailleur sénégalais, zouave algérien ou pilote de char cochinchinois parmi des milliers d'autres disposés sur des rayonnages.

Seul de tout le ministère à pouvoir s'acquitter convenablement de cette tâche, il en retirait une légitime fierté. Ses supérieurs hiérarchiques avaient songé un moment récompenser sa perspicacité en le décorant de l'ordre national du mérite mais, à la dernière minute, ils s'étaient rappelé que cette distinction devait être remise par le préfet. Ils avaient jugé alors que sa mise peu orthodoxe pouvait choquer l'élégance parisienne du digne représentant de l'Etat.

Vêtu d'un sempiternel pull-over bleu marine troué comme un gruyère par les mites, d'un pantalon trop court, raidi par la crasse et de chaussures éculées dont deux bouts de ficelle supplantaient les lacets, Saturnin offrait davantage l'image d'un épouvantail à moineaux, l'odeur en plus, que celle d'un fonctionnaire.

Pas question de lui faire quitter ses frusques, ne serait-ce que le temps d'une cérémonie. Le bonhomme aurait l'impression qu'on lui arrache son âme! C'était une évidence, Saturnin était peu fait pour les mondanités.

Cela d'autant plus qu'il souffrait par intermittence d'une particularité de langage qui rendait ses propos pour le moins obscurs. Fallait-il y voir l'effet pernicieux d'une activité trop intense? Toujours est-il qu'il substituait certains mots à d'autres, qu'il tirait de dossiers dont il avait la charge. Il avait créé de cette manière un jargon peu commun que seule une assemblée d'interprètes sénégalais, chinois ou maghrébins eût pu tenter de déchiffrer.

Apparemment, les origines auvergnates du préfet du Département ne le prédisposait pas à saisir toutes les subtilités linguistiques de notre ami. Aussi, afin d'éviter de mettre ce haut magistrat dans l'embarras, se contenta t'on de promouvoir Saturnin au grade de commis d'écritures de première classe.

Les poubelles, le ministère…Pendant deux ans, jusqu'à la retraite, la vie de Saturnin aurait pu continuer à graviter paisiblement autour de ces deux pôles.

Toutefois, il occasionna un incident qui allait avoir pour lui des conséquences inattendues.




C'était le 24 février, dans la nuit du dimanche au lundi. Deux heures venaient à peine de sonner à l'église du quartier quand Saturnin parvint au pied de l'immeuble. Conscient de son impopularité auprès de la mère Bridouille, il tâcha de se faire le plus discret possible. Il entamait péniblement l'ascension du deuxième étage quand l'une des roues de sa carriole se détacha, entraînant l'ensemble du chargement jusqu'au bas de l'escalier. Quel raffut! D'autant plus qu'il transportait une série de casseroles en aluminium dont les bords cabossés et le cul noirci témoignaient d'un usage certain.

Tous les locataires furent jetés hors de leur lit en se demandant quelle sorte d'attentat venait d'être commis. Sa vieille ennemie en profita pour noyer le pauvre Saturnin sous un flot d'épithètes encore plus nourries que d'habitude. Mais, davantage que par la véhémence de ses invectives, Saturnin fut impressionné par le bonnet de fine dentelle rose et la chemise de nuit assortie dont la concierge était affublée.

Ses rondeurs de femme mûre éclataient, débordaient, explosaient de partout sous le fragile voile. A la vue de cette lingerie et de ce déballage de chairs, Saturnin ressentit dans tout son corps une énorme bouffée de chaleur. Son cœur battit la chamade. Un sentiment inconnu l'envahit. Il éprouva soudain des frissons. Il crut être sous l'empire d'un sortilège. Après tout, jusqu'à présent, la mère Bridouille n'était-elle pas pour lui une sorte de diable incarné?…Un coup de balai dans le bas des côtes le ramena à la réalité.

Tout en ramassant prestement ses casseroles, il eut à l'adresse de son bourreau un regard de tendresse. L'espace d'un instant, le diable s'était fait ange…Saturnin connaissait enfin l'amour. Qui eût cru qu'un tel sentiment habitât cet anachorète voué depuis toujours à la solitude?

Les semaines passèrent. Dans l'esprit de Saturnin flottait toujours cette fameuse vision qu'il avait eu un soir et que depuis, il n'avait plus retrouvée. La mère Bridouille restait la mère Bridouille et non la divine créature qui habitait ses rêves.

Il aurait donné toutes ses richesses pour la revoir, ne serait-ce qu'une fois. Mais rien n'y fit. L'apparition tant adorée ne se montra plus. Il se mit alors à regarder la concierge d'un air drôle. Il lui en voulait de lui offrir une image contraire à celle qu'il eût souhaité. La bonne femme finit par remarquer son manège et se demanda quelle mouche pouvait bien le piquer….
"Céti des façons d'reluquer les z'honnêtes gens? Qu'est-ce qu'il me veut donc c't'animal là?"

Saturnin fut à deux doigts de tout lui avouer mais ces derniers mots lui ôtèrent tout courage. Il battit en retraite, convaincu d'être peu fait pour les choses de l'amour.

Les remontrances de la mère Bridouille avaient pour lui une saveur pleine d'amertume. Prêt à tout faire pour gagner ses bonnes grâces, il se lava. Ce fut un acte héroïque car, comme ses chats, il éprouvait pour l'eau une véritable phobie. Mais ses ablutions ne furent suivies d'aucun effet positif. Une pluie d'invectives continua de se déverser sur sa tête. Il faut bien dire que malgré tous ses efforts, il sentait toujours aussi mauvais. La couche de crasse qui le recouvrait formait une patine qui, au fil des ans, en s'incrustant dans sa peau, était devenue indélébile, résistant à tous les lavages.

Saturnin ne guérissait pas de son vague à l'âme. Il renonça à ses longues courses nocturnes et se claquemura dans son appartement.










Un beau lundi de printemps, c'était au début du mois d'avril, on apprit sa disparition.
Les jours qui suivirent, au ministère comme à son domicile, il fut au cœur de toutes les conversations. "Où ce diable de Saturnin avait-il pu aller?" Mais bientôt, les locataires de l'immeuble ne s'intéressèrent plus à son sort. Après tout, ne l'ayant pratiquement jamais vu, Saturnin n'évoquait guère pour eux que l'évocation d'une odeur qu'ils ne pouvaient raisonnablement regretter. Sa disparition ne changea rien à leur vie si ce n'est qu'ils humèrent enfin à pleins poumons, le parfum de lavande que la mère Bridouille continuait à répandre dans la cage d'escalier.

Celle-ci, par contre, ne se consolait pas de la perte de son habituelle tête de turc. Après l'avoir accablé d'injures durant des années, elle l'encensait presque maintenant. "Ah! Ce brave Saturnin , il était un peu original, c'est sûr, mais pittoresque au fond!" Certains virent même couler quelques larmes sur sa face rugueuse de vieille fille. Etait-il possible qu'elle l'eût aimé en secret? Son attitude, en tout cas, étonnait l'ensemble des locataires. Ils ne reconnaissaient plus leur concierge. Elle, d'ordinaire si active, restait de longs moments arc-boutée à son balai, le regard vide, perdu dans le lointain.

Elle négligeait ses tâches domestiques. Divers détritus jonchaient les marches de l'escalier sans qu'elle songeât à les collecter. Pourtant, personne dans l'immeuble ne lui fit de réprimandes, tant son affliction paraissait profonde.

Au ministère, l'absence de Saturnin occasionna une belle pagaïe. Il devint quasiment impossible de retrouver un dossier. Il s'ensuivit une certaine fantaisie dans la rédaction et la distribution du courrier. On décerna jusqu'à onze fois la même décoration à un requérant. D'autres, au contraire, eurent beau écrire, ils ne reçurent jamais de réponse, leurs lettres ayant été classées dans un dossier qui n'était pas le leur.

Bientôt, le "canard enchaîné" s'empara de l'affaire et fit ses gros titres sur les bévues commises par le ministère des anciens combattants. Objet de la risée générale, le ministre fut contraint de démissionner le jour où l'on apprit que la veuve d'un poilu tué à Verdun en 1916 venait de recevoir, en faveur de son mari, la qualité d'incorporé de force dans l'armée allemande…

Mais son successeur ne se montra pas plus apte à gérer la situation. Les erreurs se multiplièrent et les nombreuses associations ne savaient plus à quel saint se vouer pour défendre les intérêts de leurs ressortissants.

C'était à qui recevrait la réponse la plus farfelue. Le Président de la République avait suivi le début des événements d'un œil amusé. Après tout, il ne lui déplaisait pas que l'on égratigne un peu ce ministère dont l'archaïsme l'agaçait. Depuis quelque temps, aux réunions du conseil le mercredi, il avait pris l'habitude de saluer son ministre d'un "quoi de neuf cette semaine" agrémenté d'un franc sourire qui mettait l'autre dans ses petits souliers.

Mais bientôt, ce fut la crédibilité de tout le gouvernement qui se trouvait menacée. Des caricatures du Président costumé en bouffon circulèrent dans la presse. Du coup, celui-ci ne songea plus à plaisanter.

Il avait été averti il y a quelques semaines que la disparition de Saturnin était à l'origine du désordre mais il n'y avait pas prêté attention. Comme si un fonctionnaire à lui seul pouvait faire la pluie et le beau temps. Il se rappelait qu'après la guerre, il avait été commis dans une sous-préfecture de province. Sous l'égide de ses supérieurs, il avait appris essentiellement l'art difficile et délicat de la confection de cocottes en papier avec les vingt six bordereaux que comptaient son service. Il avouait du reste bien volontiers ne pas se souvenir que ces bordereaux aient pu lui servir à un autre usage. L'image qu'il se faisait du fonctionnaire restait figée au souvenir de ces petits bouts de papier pliés. Il lui semblait donc inconcevable que l'absence de l'un d'entre eux puisse à ce point semer la zizanie. Et pourtant, il devait bien reconnaître que sans ce saturnin dont on lui rebattait les oreilles à longueur de journée, plus rien ne semblait tourner rond au ministère des anciens combattants.

Saturnin…Saturnin…A force de l'entendre, il n'eut plus lui aussi que ce nom à la bouche. Il l'obsédait même la nuit. Il se voyait affublé de son costume de bouffon, poursuivi par ce maudit Saturnin qui s'ingéniait à faire tinter les grelots cousus à son bonnet.

Agacé, fatigué par ces insomnies, il décida de le faire retrouver au plus vite. Les commissariats de quartier auxquels son portrait avait été divulgué, multiplièrent les enquêtes…En vain, Saturnin demeurait introuvable.

Un mois plus tard, on abandonna les recherches. En désespoir de cause, le Président se résolut alors à supprimer ce bateau sans gouvernail qu'était devenu le ministère des anciens combattants. Cette décision fut entérinée par un décret paru au journal officiel.

Nous étions alors en plein mois d'août et les Français, tout aux joies de la plage, ignorèrent la nouvelle. Seules, les associations se récrièrent bien quelque peu mais leurs protestations, qui n'eurent aucun écho dans la population, ne firent pas long feu. Plus de quarante ans après la guerre, la flamme patriotique de notre pays ne brillait décidément plus du même éclat…

C'est en septembre, quand les marronniers et les platanes de la capitale commencèrent à revêtir leur costume automnal, que la rue des pruniers connut son second mystère.

La mère Bridouille, qui depuis des mois semblait souffrir d'un mal étrange, disparut à son tour. On eut beau fouiller sa loge, on ne découvrit pas la moindre lettre qui expliquât les raisons de son départ.

On se souvint du chagrin qu'elle avait éprouvé après la disparition de Saturnin. La plupart des locataires de l'immeuble émirent alors l'hypothèse qu'elle avait dû aller le rejoindre. D'autres, cependant, qui gardaient en mémoire leurs nombreuses querelles, ne voulaient pas croire que l'amour ait pu tisser des liens entre des êtres si dissemblables.

Pendant de nombreuses années, on n'entendit plus parler de Saturnin et de la concierge. Une entreprise de déménagement débarrassa l'appartement du cinquième étage des cartons qui l'encombraient. Ce ne fut pas une mince affaire. Trois camions furent ainsi remplis. Leur contenu fut dispersé dans une décharge publique. Un bataillon de ferrailleurs vint s'y approvisionner. La majorité d'entre eux ne découvrir que du plomb et du cuivre mais il paraît que certains mirent la main sur des lingots d'or…

Ce n'est qu'il y a cinq ans, au retour des vacances, qu'un des locataires assura avoir retrouvé la trace des deux fugitifs. Il séjournait chez sa vieille mère dans un petit village situé aux confins du département de la Lozère. Au détour d'un chemin menant vers le Causse, il aperçut de dos deux promeneurs qui avançaient d'un pas lent, dix mètres devant lui. Il allait les rejoindre quand il les regarda plus attentivement.

C'était eux. Il ne pouvait se tromper. Il reconnut l'imposante silhouette de la mère Bridouille. Elle portait une ample cape blanche dont les basques gonflées par la bise figuraient les ailes d'un albatros géant. Elle se dandinait d'un pied sur l'autre, ahanait, le souffle court. Son compagnon suivait, clopin-clopant. C'était un homme âgé, bizarrement fagoté, à la carcasse aussi noueuse et tourmentée que la branche d'un cognassier. Il ne pouvait s'agir que de Saturnin. Il faillit les appeler mais au dernier moment, il se retint car il devina intuitivement qu'ils ne l'eussent point souhaité. Il arrêta ses pas et les regarda s'éloigner. Bientôt, il les perdit de vue.

Ce furent là les seules nouvelles qu'on obtint jamais d'eux. En effet, lorsque l'année suivante ce locataire retourna visiter sa mère, il ne les revit point. Il eut beau questionner les villageois, personne ne put le renseigner.

Ils sont sûrement morts maintenant. Ils ont dû être enterrés dans un petit cimetière de campagne, un cimetière pareil à des milliers d'autres, adossé à l'église romane du village et clos par un vieux mur de pierres sèches mangé par le lierre.

J'imagine très bien leur tombe. Une dalle toute simple, sans la moindre inscription. Ultime précaution prise par ces deux êtres pleins de pudeur afin que nul ne vienne troubler l'éternité de leur amour.